Niyâzî Bey, héros de la révolution jeune-turque qui se prépare
Je suis arrivé il y a cinq jours, par l’Orient Express, à Constantinople, dans le cadre de la mission secrète destinée à “savoir ce qui se passe dans l’Empire Ottoman, faire des propositions pour réorganiser notre action diplomatique dans ce pays et mieux affirmer la place de la France”.
» Cela fait trois nuits que je ne dors plus ! » . Niyâzî Bey que je rencontre dans le plus grand secret grâce à l’entremise des agents du 2ème bureau (services de renseignements français), est effectivement épuisé. Dans son regard, brille pourtant une flamme intacte, reflet d’une volonté sans faille.
Officier de la IIIème armée ottomane stationnée en Macédoine, meneur du mouvement d’opposition « Jeunes Turcs « , il m’expose les raisons pour lesquelles il souhaite renverser le régime du sultan.
» – Le régime tyrannique du sultan Abdül-Hamîd est devenu insupportable. Il étouffe les libertés et ne permet pas de sauver l’Empire. A Reval (je devrais dire comme les Estoniens :Tallinn), Nicolas II et Edouard VII viennent de se rencontrer. Personne ne connaît le contenu des entretiens mais les fuites dans la presse laissent penser que les puissances russes et anglaises ont travaillé sur le démembrement de l’Empire Ottoman. Je ne peux admettre une telle chose et puisque nos gouvernants ne réagissent pas, je prends le maquis.
– Vous ne pensez pas que c’est plutôt la propagande allemande qui jette de l’huile sur le feu en donnant une importance et une signification à une rencontre finalement assez banale ?
– Peu importe. La solde des officiers n’est plus jamais versée dans les temps. Les ordres n’arrivent plus en Macédoine ou ils sont contradictoires. Les produits alimentaires atteignent dans tout le pays un niveau jamais égalé et de nombreuses villes connaissent des émeutes contre la vie chère. Le peuple réclame du pain, les lettrés veulent plus de libertés, les peuples non-turcs veulent leur indépendance… et plus personne ne veut du sultan, marionnette aux mains de l’Etranger. L’armée doit prendre la direction des affaires et sauver l’Empire. »
Les consignes que m’a données le directeur de cabinet de G.Clemenceau sont claires. Je dois ménager tous ceux qui sont susceptibles d’avoir un rôle dans le monde turc de demain. Je promets donc à mon interlocuteur le soutien de la France… sans bien préciser la forme de notre appui. Je lui demande en retour de préserver les intérêts de notre pays si les Jeunes Turcs arrivent au pouvoir.
Pour sceller notre amitié, je lui propose une pleine valise de billets. » Pour aider votre mouvement « , dis-je, un peu gêné par ce cadeau manquant un peu de noblesse mais souvent utilisé dans la diplomatie parallèle.
A ce moment, Niyâzî Bey se lève. Il reste souriant mais sa voix s’est durcie.
« Monsieur le conseiller, je ne peux accepter cette obole. Pour nous, la France, c’est la Révolution de 1789, les droits de l’homme et du citoyen, la Patrie des Lumières. Je ne peux recevoir un soutien sous cette forme. C’est une question de dignité. »
Je lui tends alors la main franchement en le regardant dans les yeux. « Vous avez raison, je suis désolé et ne voulais pas vous blesser « , dis-je. Nous nous séparons en riant et en nous donnant l’accolade.
La France sera l’amie de la République turque de demain.