Le quartier de « Lower East Side » situé le long de l’East River, entre le pont de Manhattan et la 14e rue à New York. « Le marché des charrettes » en 1908.
Je n’avais aucune nouvelle de ma nièce, partie pour émigrer aux Etas-Unis, depuis le 12 mai dernier. Elle m’informait à l’époque qu’elle venait de quitter le paquebot « La Savoie » et de franchir le « tri d’Ellis Island », lieu d’arrivée et de contrôle administratif de tous les émigrants vers l’Amérique. A la lecture du courrier ci-dessous, je découvre avec stupeur qu’elle vient de s’installer dans les bas-fonds de New York.
» Mon cher oncle
Enfin des nouvelles ! Je ne te cache pas que les temps sont difficiles. Par orgueil, je continue à refuser d’utiliser les lettres de recommandation que tu m’as données en quittant l’Europe.
J’habite -c’est un bien grand mot – à Lower East Side, quartier de New York situé entre le pont de Manhattan et la 14ème rue. J’ai trouvé refuge au sein d’une famille italienne qui vend des légumes en plein rue sur une charrette. Je tiens le commerce de très bonne heure le matin et tard dans la soirée. Je suis libre dans la journée. En échange de ce travail, les Bernasconi (c’est leur nom) m’autorisent à coucher sur une paillasse dans leur minuscule entrée. Je mange un repas par jour. Je peux me laver une ou deux fois par semaine dans un grand bac rempli d’une eau que nous achetons, pour toute la famille, dans la rue.
J’ai souvent un peu faim mais je suis libre, totalement libre.
Je ne retrouve pas du tout l’ambiance compassée que j’ai quittée dans notre vieux pays. La vie dans Lower East Side est faite de débrouillardise et d’imagination. Les plus forts et les plus malins survivent, les autres sont impitoyablement éliminés.
Cher oncle, il faut ici oublier la notion d’honnêteté, de respect des lois (y en a-t-il ?). Je fréquente un jeune garçon chétif mais prêt à tout, qui est à la tête d’une petite bande – membre de ce que nous appelons le « Five Points Gang » – qui « protège » les commerçants des 10ème, 11ème et 12ème rue. Ces derniers lui donnent un peu d’argent chaque mois et comme cela, ils ne sont embêtés par personne. Un impôt privé en échange de la sécurité, en quelque sorte.
Ce bel italien de 26 ans, né près de Naples, qui connaît quelques mots de français, s’appelle Johnny Torrio. Il augmente ses revenus en tenant une salle de billard où les Italiens se livrent, bruyamment, à différents jeux d’argent et de hasard.
Certaines mauvaises langues prétendent que Johnny demande aussi à de jeunes garçons de faire toutes sortes de livraisons pour son compte, notamment de porter de l’opium. Après tout, je n’en sais rien et je ne veux pas en savoir plus. J’apprécie juste que la bande me donne un peu d’argent quand j’ai vraiment trop faim et que Johnny me regarde avec des yeux de braises.
Il me fait beaucoup rire mais je ne suis pas sûr qu’il saurait être très tendre avec la gent féminine. Je garde donc mes distances. Ne t’inquiète pas.
Voilà, si tu veux m’écrire, tu peux envoyer le courrier à Paolo Vaccarelli, 11ème rue, Manhattan à New York. Paolo, tout le monde sait qui c’est ici et il me connaît. Ta lettre sera entre de bonnes mains (pas toujours très propres mais très habiles) !
Je t’embrasse.
Ta nièce qui t’aime. «