Le contre-torpilleur La Framée fait une fausse manoeuvre, percute le cuirassé Brennus et coule en quelques minutes. Un des nombreux accidents dont est victime une marine française désorganisée.
Quelques dizaines d’heures encore à bord du cuirassé Brennus, de retour vers Toulon. Je me prépare à rendre compte de ma mission à Constantinople au directeur de cabinet de G. Clemenceau, Etienne Winter. Il va falloir que je justifie mon arrestation par la police du sultan puis mon évasion rocambolesque grâce aux hommes pilotés par le 2ème bureau (service de renseignement de l’armée).
Je profite de ces longs moments d’inactivité pour discuter avec les marins et leurs officiers. Conversations anodines dans un premier temps ; plus sérieuses par la suite, au fur et à mesure que la confiance s’installe. L’armée est une grande muette mais avec de la patience, on peut la faire parler.
Ce que j’apprends est inquiétant. En écoutant les hommes d’équipage, les mécaniciens ou les officiers de quart, je découvre une marine bien éloignée de celle qu’évoquent les amiraux à Paris.
Avant ma traversée à bord du Brennus, j’avais connaissance des multiples accidents qui avaient durement touché la « Royale » ces dernières années : naufrages successifs des croiseurs Sully en 1905, Chanzy et Jean Bart en 1907. Naufrage aussi du sous-marin Farfadet (un panneau mal refermé avant la plongée !). Puis la terrible explosion du cuirassé Iéna en pleine rade de Toulon. Tout cela l’an dernier.
Le cuirassé Iena est détruit par une explosion en pleine rade de Toulon en 1907
Les différentes enquêtes de commandement dont les rapports passaient sur mon bureau concluaient immanquablement « aux regrettables enchaînements d’erreurs humaines » et dédouanaient la haute hiérarchie militaire.
Ce que me disent les hommes du Brennus est tout autre et rejoint les conclusions d’une commission d’enquête parlementaire et indépendante, dont le rapport a été tenu secret.
Le matériel de la marine est mal entretenu, faute de crédits suffisants. Les mécaniciens, les ouvriers des entrepôts sont souvent recrutés à la va-vite et mal formés.
» Et monsieur le conseiller, vous savez, dans les arsenaux, eh bien, c’est le foutoir ! Nous n’avons même pas assez de cales sèches pour réparer les différents navires ! » m’indique ce quartier maître avec un fort accent de Marseille.
Le commandant, dans un langage plus châtié, ajoute : » Nos cuirassés font pâle figure par rapport à leurs homologues britanniques. Ils vont moins vite – vingt noeuds contre vingt-cinq – sont plus petits – 20 000 tonnes contre 30000 -et conservent une artillerie de plus faible calibre, avec un tir de plus courte portée. L’instabilité ministérielle, les économies de bouts de chandelles imposées par le ministère des finances, l’éloignement des amiraux et des états majors des réalités de terrain, le désintérêt de l’opinion publique et de la presse, expliquent cet état des choses. Faut-il une guerre pour que la France se réveille avec horreur et découvre qu’elle ne peut plus assumer sa défense convenablement ? »
Le Brennus percute La Framée
Il conclut, avec fatalisme, en évoquant une catastrophe qui hante ses nuits : » Vous vous rendez compte que le seul bateau que le Brennus a coulé appartenait … à la Marine nationale ? Dans la nuit du 25 août 1900, au large de Gibraltar, nous avons percuté le contre-torpilleur La Framée. Mal commandé, mal dirigé, ce navire s’est jeté sur nous de façon idiote et nous n’avons pu l’éviter. C’était une nuit de pleine lune, on y voyait comme en plein jour. La Framée, écrasé par le cuirassé beaucoup plus imposant, a disparu dans les flots en quelques minutes avec une cinquantaine de matelots. J’ai honte ! »
Au fur et à mesure des confidences des marins, je prends des notes, beaucoup de notes. G. Clemenceau doit être informé de ce qui se passe. La France n’est plus une grande puissance navale… et personne ne le sait.