» Caillaux : avec un nom pareil, ça devait se finir dans le sang ! » Jamais avare de bons mots, mon ancien – et regretté – patron, Clemenceau ! Il m’a fait venir chez lui, au 8 rue Franklin dans le XVIème.
Il veut savoir jusqu’à quel point je suis impliqué dans le drame qui touche Henriette Caillaux, qui vient d’assassiner Gaston Calmette, le directeur du Figaro, auteur d’une terrible campagne de presse contre son ministre de mari.
Il poursuit :
» Vous vous rendez compte le couple infernal que vous côtoyez ? Joseph Caillaux au centre d’une polémique comme la République n’en avait jamais connue : son comportement lors de la crise d’Agadir avec sa diplomatie parallèle, ses manipulations pour arriver à ses fins pour le vote de l’impôt sur le revenu, son affairisme lié à ses activités bancaires privées… Et, elle, sa femme, le pistolet à la main qui tire sur tout ce qui bouge !
Je me sens obligé de rectifier :
» Pas sur tout ce qui bouge : uniquement – si j’ose dire – le patron de presse Calmette.
– Oui, mais si j’ai cru comprendre, elle ne regrette nullement son geste, la bougresse ! «
Je n’arrive pas à lui expliquer ce que je ressens vraiment. Lui parti du ministère, il a bien fallu que je me trouve d’autres chefs. Ce fut Briand, Poincaré, Caillaux… J’ai du réapprendre, composer, oublier la complicité que j’avais avec lui pour des rapports plus distants et professionnels avec ces autres grands fauves de la politique.
Avec le couple Caillaux, j’avais retrouvé un peu de chaleur perdue. Lui, l’intelligence brillante mais appréciant de s’entourer de bons spécialistes et elle, attentive et riante, nous faisant oublier à tous les deux, l’espace d’un instant, autour d’un bon thé, le poids des responsabilités et le fardeau de soucis qui va avec.
Le regard du Tigre se durcit soudainement :
» Dites, Henriette Caillaux, ce n’était pas votre maîtresse, par hasard ?
– Qui dit cela ?
– Des bruits, au ministère… «
Henriette Caillaux
Je déments vigoureusement, en regrettant intérieurement d’avoir peut-être un peu trop parlé de mes invitations à dîner chez les Caillaux. Dans ma tête, d’un seul coup, trois ou quatre collègues deviennent suspects de bavardage malveillants. Mon poing se serre dans ma poche et ma mâchoire se durcit.
Clemenceau me voilant pâlir de rage, se radoucit :
» Non, je plaisante. Ce n’est pas votre style. Et vous n’êtes pas son style à elle. Pas du tout même. «
En voulant me rassurer, il me vexe encore plus : je ne peux pas plaire à la femme d’un ministre ?
Puis la conversation roule sur des choses plus anodines : les rapports entre la France et l’Allemagne, les bruits de bottes qui diminuent dans les Balkans, la qualité des relations entre les Serbes et les Autrichiens… Sur ces sujets moins brûlants ( nous ne sommes plus en 1911 heureusement ) que l’affaire Caillaux, nous analysons les choses froidement, de façon assez cérébrales et, sans nous en rendre compte au début, nous nous détendons, l’un et l’autre.
Après un bon moment d’échanges, je pense conclure et regarde le Tigre d’un air pénétré et je jette, sûr de moi :
» A part cette foutue affaire Caillaux, 1914 devrait être une année plutôt calme. Vous ne trouvez pas ? «
Sa réponse fuse, cinglante :
» Quand vous faites ce type d’analyse, comment dire… géniale, cela m’ennuie un peu que l’on vous surnomme » Olivier le Tigre » ! «
Non, 1914 ne sera pas une année calme ! Mais alors pas du tout. Et lire ça sous la plume de hauts fonctionnaires français me désespère sur l’état de préparation de notre pays !
Mais enfin, personne à la Chancellerie ne fait attention aux événements d’Irlande ? Les britanniques, tout occupés à la construction de leur empire colonial ne se sont pas rendus compte que leurs îles sont devenus une poudrière et que cette poudrière menace de faire sauter toute l’Europe.
Tous les ingrédients pour un conflit à l’échelle du continent sont là. 1914 pourrait voir renaître les guerres de religions. Mon pronostic pour les mois à venir ?
1) Suite à de nouvelles provocations, les britanniques déclenchent une vague de répression contre les catholiques irlandais
2) L’armée française soutenue par le clergé fait un coup d’état. Double objectif : venger l’humiliation de Fachoda et venir en aide aux catholiques irlandais. Déclaration de guerre de la France au Royaume Uni
3) Les britanniques inquiets appellent l’Allemagne protestante à la rescousse. La France est prise entre deux feux ? Non, car l’Empire autrichien catholique entre dans la danse. Petit souci, ça ne plaît pas aux russes orthodoxes qui veulent reprendre la main dans les Balkans.
4) L’Italie et l’espagne rejoignent la France et l’Autriche contre la Russie, l’Allemagne et le Royaume Uni. Le conflit dégénère à l’échelle mondiale car les empires coloniaux sont le lieu d’affrontement violents.
A ce niveau, impossible d’imaginer quel chaos ce sera en Europe. Chaque camps est trop puissant pour abattre l’autre. Le conflit dure des années et finalement
5) Les Etats Unis, lassés par une guerre trop longue et mauvaise pour les affaires s’allient avec l’Empire Ottoman pour écraser les protagonistes affaiblis par des années de conflits et exangues. Un nouvel ordre mondial naît, il est bipolaire : d’un côté Washington, de l’autre la Sublime porte.
Et vous, benoîtement, vous écrivez que 1914 sera une année calme !
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Quel plaisir de vous retrouver !
J’ai craint un moment de voir passer cette année 14 sans vos fines analyses.
Merci !
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Merci à vous pour vos encouragements !
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