25 novembre 1912 : Poincaré, un homme caché à découvrir

 » Eh bien alors, comment est-il ton Poincaré ?  » Pour mes anciens patrons, tout le monde avait sa petite idée : Clemenceau, Briand, Caillaux… ils étaient typés, la marque de fabrique était sur la boîte. Orgueilleux tous les trois, colérique mais chaleureux pour le premier, manipulateur attachant pour le second, surdoué fascinant pour le dernier.

Mais Poincaré, pour mes amis, c’est plus difficile à déchiffrer. Avocat comme Briand, il n’a pas été en revanche familier des assises. Il ne gagnait pas par la force du verbe mais par la justesse de ses analyses et la solidité de ses constructions juridiques.

Mon patron Raymond Poincaré est-il vraiment un homme froid ?

Ses discours dont je rédige une bonne partie, sont – à sa demande – très (trop ?) longs. La voix reste monocorde et suit, sans s’écarter jamais, un texte très écrit. Certes, tout est dit mais on somnole en les écoutant. Et pourtant que de travail pour arriver à cet ennui ! Toutes les références, les dates, les chiffres doivent être scrupuleusement vérifiées. En marge des documents de brouillon, mon patron apprécie que j’indique mes sources. Il relit ma prose puis l’annote et la corrige de façon approfondie.

Quand je suis assis dans son bureau pour ce travail, Poincaré ne fait d’autres commentaires que ceux qui sont nécessaires à la compréhension de ses indications. Je ne peux recueillir avec gourmandise les phrases assassines dont Clemenceau s’était fait le spécialiste, les commentaires vipérins de Briand ou les soupirs dédaigneux mais si parlants de Caillaux. Rien. Le mur : lisse, égal, aucun pli sur le grand front dégarni, pas de flamme dans le regard.

Poincaré gère son temps et ses émotions comme les finances du pays : à l’économie. On ne sait si on lui plaît ou si on l’énerve. Une de mes petites blagues lâchée en fin de journée est accueillie par un silence poli. Un mouvement d’énervement que je ne peux réprimer, quand je dois compléter une allocution qui fait déjà vingt pages, sera aussi observé avec un regard de sphinx.

Que se passe-t-il derrière ses petits yeux ? Une mécanique mathématique, une machine froide ?

Pas sûr. Il s’est occupé discrètement de trouver un appartement à l’un de ses collaborateurs ; il fait porter un petit mot à l’épouse d’un autre qu’il sait malade. Avare de compliments, on finit pourtant par deviner qu’il est satisfait à un bref hochement de tête, doublé d’un petit « mmh » qui veut dire le « merci bravo » d’un autre.

Il me lit, il m’écoute, ne balaie jamais mes remarques d’un revers de main. Il maîtrise les notes que je lui prépare, les conserve soigneusement, y fait référence longtemps après, pour un autre usage.

Avec lui, j’ai l’impression de construire un grand mur, brique à brique. Un mur solide, droit, qui prend de l’ampleur, qui monte lentement mais de plus en plus haut. Une cloison rassurante contre les angoisses, une digue canalisant les eaux folles, une assurance contre le risque. Poincaré n’est pas tribun mais ses talents de maçon, dans un monde où tout peut s’écrouler, en rassure plus d’un.

Alors, comment-est-il mon patron ? C’est un homme caché… mais je le découvre. Avec bonheur. Doucement.

 

19 novembre 1912 : Guinguette, Robinson et vin pétillant

Comment concilier l’envie d’être avec des amis, de sortir et boire un peu de vin blanc ensemble en écoutant de la musique et les souhaits de nos enfants qui rêvent de s’amuser ?  » Eh bien, filons à la guinguette Robinson !  » suggère ma femme.

Nous partons sur les bords de la Marne. Dans un arbre millénaire, sont perchées des cabanes que ne renierait pas Robinson Crusoé.

La guinguette dans les arbres au Plessis Robinson

On y mange, on y vide des verres de Guinguet, ce petit vin blanc frais pétillant longtemps produit vers Belleville. Notre amie Camille me confie :  » Un jour, il faudra que l’on s’arrête de consommer cette infâme piquette de région parisienne. Pour le même prix, du vin nantais ou d’Alsace pourrait faire l’affaire. A chaque fois que je bois du Guinguet, j’en ai les boyaux tout tordus !  »

Au même moment, les marmots montent et dévalent l’échelle qui nous relie au sol. Des rires et des cris souvent, des pleurs parfois : les souvenirs d’enfance se tissent maintenant, dans ces branches ou à même le sol jonché de feuilles mortes. L’épée de bois des uns  a-t-elle plus de pouvoirs que la baguette de fée ou de magicien des autres ? Dans les jeux et l’imagination se côtoient très bizarrement Robinson et Blanche-Neige, Merlin et Lupin. La guerre et la paix s’enchaînent sans morts réels, les champs de bataille se transforment vite en grands bals au château du roi si les filles arrivent à faire prévaloir leur point de vue sur celui des garçons plus bagarreurs.

 » Profitez bien de l’accordéon et de la voix de Régine, c’est notre dernier dimanche d’ouverture. La semaine prochaine, il fera sans doute trop froid et nous fermerons jusqu’à avril ou mai !  » fait observer le patron, poussant à la consommation.   » La voix de Régine…. » : la chanteuse sans grand talent de la guinguette me fait un effet semblable à celui du vin blanc pour Camille. Cette « agace tympans » tentent de vriller ses airs maintes fois entendus dans nos têtes distraites et nous rappelle de temps à autres qu’elle existe en poussant sa voix dans des aigus qu’elle devrait éviter de côtoyer autrement que seule, le matin, dans son bain.

Mais nous passons un bon moment. Derniers instants avant l’hiver. Ultimes rayons d’un soleil encore un peu chaud. Pierre et moi observons, complices, nos épouses. Elles sont belles et enjouées : j’aime les jolis plis de la robe de Nathalie et le châle bleu de Camille. Nous n’écoutons plus, tous les deux, que d’une oreille très distraite une conversation où s’échangent – il me semble – les impressions sur le dernier concert,  les adresses de modistes et les solutions pour faire faire les devoirs des enfants sans énervement.

 » Et toi, ton boulot ça va ?  » Pierre, attentif, me fait atterrir, bien malgré lui, avec un peu de brusquerie. D’un seul coup, la tête sévère de Poincaré tente de remplacer les douces images que j’avais à l’esprit jusqu’à présent. Je ne réponds pas et rejoint la discussion entre Camille et ma femme. Pierre a compris, il m’imite, sourit et hoche la tête :  » tu as raison. Nos épouses, elles, savent dételer… »

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17 novembre 1912 : Hopper entre espoir et découragement

Le début de la lettre va droit au but, en quelques mots tout est dit. Mon ami Edward Hopper, jeune peintre américain que j’ai connu lors de ses séjours à Paris n’a pas toujours le moral.

Il sait qu’il a du talent, il le sent profondément. Nous l’avons aussi encouragé en son temps : « Arrête de faire comme Marquet, laisse-toi aller à ton propre style !  » me suis-je souvent écrié en regardant ses dessins – très personnels – et en les comparant à ses toiles, trop inspirées des artistes pour lesquels il a de l’admiration.

De retour à New-York, Hopper gagne sa vie comme il peut. Une couverture de journal d’actualité par-ci, une illustration pour une revue professionnelle (System, The Magazine of Business) par-là. Il garde son geste sûr, ses personnages peinent à sourire mais dégagent une force indéniable. Chaque dessin fait montre d’une vraie originalité que les patrons de revue savent apprécier. Ils paient donc plutôt bien notre ami. Ces magnas de la presse se disent qu’avec des dollars plein les poches, celui-ci acceptera plus facilement que ses oeuvres soient ajustées, rognées, réduites, corrigées. Une moustache ajoutée à la va-vite, une ombre enlevée à un autre endroit, le ciel plus petit, le personnage central plus grand. L’illustration est martyrisée et l’artisan – on n’ose dire l’artiste – doit se taire, tout accepter. L’Amérique ne voit pas en lui un peintre, les rares expositions où l’on a pensé à l’inviter, lui rendent, à la clôture, toutes ses oeuvres : elles n’ont pas trouvé un seul acheteur.

Lîle de Blackwell. Par cette toile très étudiée, Hopper était persuadé qu’il allait enfin rejoindre les grands artistes new-yorkais à la mode. La désillusion a été cruelle.

Hopper évoque encore avec rage l’exposition d’artistes indépendants au MacDowel Club. Cinq tableaux accrochés aux murs, cinq échecs, aucune vente.

 » Je suis un peu découragé. Puisque je n’intéresse personne, j’ai failli arrêter de produire. L’an dernier, Hopper n’a ainsi peint que deux toiles.

L’année 1912 s’annonce plus prometteuse : un été à Gloucester, une amitié avec un certain Leon Kroll, camarade jovial et résolument optimiste et les pinceaux reviennent ! Des « Grands Mâts », un « Village Américain », le « Port de Gloucester » ; l’air marin, la fraîcheur venue du large lavent la tête.

Hopper ne vend toujours rien mais, au moins, il se fait plaisir. N’est-ce pas l’essentiel ?

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14 novembre 1912 : De la place Beauvau au Quai d’Orsay

De la rive droite à la rive gauche, du milieu viril des flics à l’ambiance feutrée des diplomates, de la place Beauvau au Quai d’Orsay : j’ai changé de maison. Explications : le Président du Conseil n’a pas de « ministère à lui ». Jusqu’à présent, Clemenceau, Briand ou Caillaux avaient cumulé leur fonction de présidence avec celle de ministre de l’Intérieur. C’est donc place Beauvau que je travaillais comme conseiller. Raymond Poincaré a pris – en ces temps incertains – le portefeuille de la diplomatie. Et comme il souhaitait garder à ses côtés un conseiller devenu un peu la « mémoire » de la Présidence du Conseil, il m’a demandé de le rejoindre au Quai.

Ma nouvelle maison : le Quai d’Orsay

Le changement de boutique n’a pas été facile. Je m’étais bien fait à la culture de l’Intérieur : ce lieu central en prise directe avec le pouls du pays, ces bureaux vivant des battements de coeur d’une nation où remonte le sang des crimes et se préparent les descentes de police. Les syndicalistes y négocient la fin des grèves juste avant que les officiers de dragons reçoivent des ordres pour écraser leurs compagnons de lutte.

Les enveloppes pour les informateurs, les fiches des personnalités à surveiller, les dossiers lourds, les opérations louches, les coups d’éclats, les coups tordus : on voit de tout Place Beauvau. Les fonctionnaires qui imposent à nos citoyens le droit chemin doivent parfois emprunter des routes sinueuses pour parvenir à leur fins. En conclusion, l’ennui, chez les collègues de l’Intérieur, n’existe pas.

Je n’étais pas, a priori, le bienvenu au Quai. Les diplomates avaient gardé des mauvais souvenirs de mes voyages à Vienne, Berlin ou Prague. Ces moments où je traitais directement avec les ambassadeurs de France auprès du Reich Jules Cambon ou de l’Empire Austro-Hongrois Philippe Crozier, ces rencontres répétées avec le ministre russe Izwolsky, avaient révulsé les chefs de bureaux et les rédacteurs disciplinés en mal de reconnaissance.

Ma proximité avec Maurice Paléologue, l’homme de confiance de Poincaré, l’affection que Clemenceau me porte, mes manières parfois brusques et mon franc-parler, me mettent légèrement à l’écart dans cette nouvelle administration. Peu importe : je continue à travailler sur les dossiers de l’Intérieur dont je suis devenu spécialiste et qui me permettent de garder des contacts quotidien avec ma chère Place Beauvau. Je me frotte aussi avec passion aux urgences diplomatiques, de plus en plus graves, nombreuses et prenantes. Nous formons sur ce sujet un trio complice, Raymond Poincaré, Maurice et moi. Un trio prêt à se battre dans le grand tourbillon des événements qui, je le sens, nous préparent à un monde aussi nouveau, fascinant que potentiellement dangereux.

11 novembre 1912 : Je reviens !

Pas envie, plus envie. Ce journal a failli s’arrêter. Je passais parfois devant avec un petit pincement de coeur. « Quel dommage ! » ne cessaient de me dire mes amis et lecteurs. Une idée toute simple et qui marchait si bien : raconter sa vie auprès du Président du conseil et faire vivre ce début de XXème siècle. Pourquoi ne pas continuer ? Au bout d’un moment, la lassitude est venue, les mots ne venaient plus, l’impression d’un vide et d’avoir tout dit pendant trois ans. Autre chose devait succéder à ce journal. Plus grand, plus beau, plus ambitieux ? Mais rien ne se produisait non plus du côté d’un livre. Sec.

Les prétextes abondaient : trois enfants, un métier très prenant (ce n’est pas de la tarte tous les jours d’être au service… du président du Conseil),  plus la force de me lever à cinq heures du matin pour prendre la plume.

Foutaise tout cela ! Je reviens. L’odeur de l’encre, du papier m’attirent. Au chaud au coin du feu pour laisser libre cours à mon imagination, ce besoin de raconter, capter l’attention, exister autrement que comme Papa, mari, ami ou fonctionnaire. Etre avec vous, m’échapper et vous rejoindre, vous prendre à nouveau par la main et vous emmener dans « ma » belle Epoque.

Je ne vais pas vous dire tout ce qui s’est passé pendant cette année d’absence. Le président du Conseil est Raymond Poincaré. Il m’a gardé à ses côtés à son arrivée le 14 janvier.

Raymond Poincaré, Président du conseil, est mon patron depuis janvier 1912

Une guerre vient d’éclater dans les Balkans. Elle oppose les Bulgares, les Serbes, les Grecs et les Monténégrins. Face à ces bruits de bottes, ces canons qui se braquent et ces fusils qui s’arment, je viens d’écrire un discours pour mon patron. Un phrase que j’avais ciselée n’est pas passée inaperçue :  » La France doit agir comme une nation qui ne cherche pas la guerre mais qui ne la redoute pas.  »

A suivre…

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