Deux gendarmes m’ont apporté ce matin un nouveau billet me convoquant pour l’après-midi à l’Elysée. Le rendez-vous avec le président de la République était fixé à deux heures précises.
Le moment venu, dans ce palais que je connais bien, pour y être allé souvent sous Armand Fallières, je franchis d’un pas décidé le bureau des officiers, celui du général, celui du sous chef de cabinet, puis celui du chef de cabinet ( ! ) accompagné d’un huissier, obséquieux comme il se doit.
Raymond Poincaré m’accueille dans son bureau situé juste à côté du Salon d’argent. Il arbore un grand sourire, ce qui relève, chez lui, d’un effort que je sais presque surhumain.
Il me fait asseoir en face de lui, me propose un café que je refuse poliment.
Il entre tout de suite dans le vif du sujet : » Alors, cher ami, vous vous êtes décidé ? Vous venez me rejoindre ? «
Je commence une phrase en balbutiant : » Avant de vous répondre, j’ai vu… »
Il m’interrompt, un peu agacé : » Je sais, je sais, vous avez vu votre mentor Clemenceau… C’était couru d’avance !
Écoutez, il m’a appelé. Cela ne le gêne pas que vous veniez travailler à mes côtés. Vraiment pas, croyez-moi… je vais vous faire une confidence : celui qui devrait être indisposé d’embaucher un de ses anciens collaborateurs, c’est moi. » Il me tend alors, avec un peu de brusquerie, la lettre qu’il a reçu du Tigre quand il a été élu à la magistrature suprême. Le courrier commence par : » J’ai le plaisir de vous annoncer que je vous connais plus. » Raide. Du Clemenceau pur sucre! Je ne peux m’empêcher de réprimer un léger sourire. Quand j’étais conseiller du Tigre, des missives comme celle-là, j’en avais arrêté des dizaines. Mon patron de l’époque avait le chic, si on n’y prenait pas garde, pour se fâcher avec une bonne moitié de la planète.
Détournant mon regard du papier plein de mots furieux, je poursuis, en plongeant mes yeux droits dans ceux du chef de l’Etat : » Monsieur le président, je suis très honoré et j’accepte votre proposition. «
Poincaré m’explique mon rôle. C’est très simple : assurer un lien étroit avec le président du Conseil, contrôler le chef d’état major général Joffre, seconder le chef de l’Etat dans les affaires diplomatiques, avoir un œil sur les affaires intérieures, entretenir des contacts avec le personnel politique de gauche, les écrivains, les artistes et enfin lui rapporter ce qui se dit dans les salons et les diners en ville, sans parler d’éventuelles missions de confiance dans les capitales étrangères…
» Cela fait beaucoup ! » ne puis-je m’empêcher de commenter.
Il rétorque : » Vous verrez, ici, l’Elysée, c’est une prison, la maison des Morts. Sept ans d’ennui si je n’y prends garde. Je compte dès lors sur vous pour me réveiller, agiter les sujets, proposer, m’aider à redonner un peu de lustre à la fonction présidentielle. «
Je continue un peu inquiet : » Et donc Monsieur Clemenceau est tout à fait d’accord ? »
Il laisse passer un léger silence, pour qu’ensuite chacun de ses mots porte :
» Mon accord avec le Tigre, vous concernant, demeure le suivant : vous aurez le droit de lui dire ce qui se passe ici et vous expliquerez à ce grand homme qui restera toujours votre guide, le sens de mon action. Vous lui montrerez que je ne lui veux aucun mal, que je n’ai ni haine ni rancune à son égard. Il vous appartiendra aussi de me dire ce qu’il pense. J’en ferai l’usage que je veux… évidemment. Et puis, le point le plus important, c’est que vous le rejoindrez s’il revient aux affaires. »
Il range la lettre d’insultes du Tigre dans un tiroir qu’il ferme à clef et ajoute, d’une voix devenue plus grave : » Je ne sais pas ce que l’avenir réserve à la France. Nous vivons une époque si dangereuse, si complexe. J’ai besoin de toutes les bonnes volontés. Vous vous mettez au travail demain… »
Avec un peu d’humour, il conclut : » Vous ne devriez pas refuser le café. Avec moi, vous allez en avoir besoin ! «
L’Elysée en 1914