13 avril 1914 : questions pressantes sur l’avenir de notre fils aîné

Ma femme sort de la chambre de notre fils aîné Nicolas, scandalisée. Elle remonte le couloir, entre dans le salon et se précipite vers moi, me demandant instamment de laisser tomber mon journal :

 » Olivier, tu es allé dans la chambre de ton fils récemment ? 
– non, pas depuis hier, pourquoi ?
– eh bien, va voir. Tu ne seras pas déçu… Moi, j’en ai assez … « 
Je pose  » Le Petit Journal  » et ses chers faits divers aux côtés d’un exemplaire de la NRF, fascicule qui, lui, m’est carrément tombé des mains, tant son contenu –  » Les Caves du Vatican  » de Gide – me paraît absurde et décousu. 
Debout, enfilant mes chaussons, je visse, mentalement, sur ma tête la casquette de « père », forcément dépositaire de l’autorité. Je m’apprête à un affrontement potentiel avec mon grand gaillard de fils qui me dépasse aujourd’hui de plusieurs bons centimètres.
Je remonte le couloir dans le sens inverse de celui emprunté par mon épouse Nathalie, en claquant des talons sur le parquet , afin de montrer théâtralement ma détermination. 
Je frappe deux coups, entends, à peine, la faible réponse de l’autre côté de la porte et entre dans la chambre du jeune homme.
Je m’attendais à tout sauf au spectacle que je trouve. 
Un instant sans voix, je finis par éclater de rire.
Nicolas a fait installer, ni plus ni moins, un moteur d’automobile dans sa chambre !
images
L’objet massif trône, tout entier, à deux mètres du lit aux draps encore blancs, au beau milieu de la pièce, posé sur quatre courts tréteaux et quelques mauvaises planches sans doute récupérées sur un marché.
Mon aîné, en habit de chauffeur, les mains couvertes de gants noirs sales, lève à peine la tête à mon arrivée et continue à serrer un boulon situé dans les profondeurs de la machine. Je vous passe sa coiffure  » en pétard  » et son visage couvert de cambouis…
Je me campe alors solidement sur mes deux jambes un peu écartées, croise les bras en signe de désapprobation, fixe Nicolas d’un œil que j’essaie de rendre dur et attends le moment, inévitable, où il va s’arrêter, pour sortir d’une voix, aussi faussement naïve que désinvolte, son fameux :
 » Ben quoi ? « 
En fait, c’est son  » Ben quoi  » impertinent qui déclenche en retour mon torrent verbal paternel, plus scandalisé par cette formule que par le moteur lui-même, pourtant objet du délit. 
Je sors, tout à trac :  » ben quoi, ben quoi !! et ton bac ? Hein ? Et le concours de Ulm ? Et la version latine que ta mère devait t’aider à améliorer ? Et tes notes du troisième trimestre à Condorcet ?  » 
La réponse reste aussi calme qu’exaspérante :  » ça va, ça va, on ne va pas en faire un drame, ce n’est qu’un moteur de  Panhard & Levassor. Rien d’extraordinaire, c’est pour faire de la mécanique, tu sais que j’adore cela.
– et… et le baccalauréat ?
– je sais… et la Khâgne  aussi ? Condorcet, Ulm puis le Conseil d’Etat, comme mon « pôpa » ? Très peu pour moi. Quel ennui une carrière comme la tienne ! Les bureaux sans air, les petites querelles parlementaires et le cloaque politique… Ô désespoir ! Moi, je veux conduire et rouler vite, voler même. Faire des courses automobiles, participer à des rencontres d’aéronefs… Ce sera tout cela mon métier. Et ce ne sont pas les versions latines, Tacite, Sénèque et autres Cicéron qui vont me l’apprendre ! « 
Je reste interdit. Nicolas ne m’avait jamais parlé aussi franchement. Son argumentation, à laquelle je ne m’attendais guère, a le mérite de la simplicité. 
Et puis, force est de constater que certains gagnent fort bien leur vie dans l’automobile. Des fortunes même sont sorties de terre, d’un coup. En outre, je dois reconnaître que les aéronefs me font aussi rêver ; plus que l’affaire Caillaux ou le dernier report du vote du budget à la Chambre !
Je referme doucement la porte et tourne les talons, silencieux et pensif.
Reste à convaincre ma femme que Nicolas n’a peut-être pas tout à fait tort…

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