Le laisser patiemment se détendre, sortir de sa réserve ou de sa pose faussement nonchalante et ironique : je dois toujours faire un effort quand nous nous revoyons avec Marcel Proust. L’approcher comme un animal craintif, l’apprivoiser peu à peu. Plus jeune que moi de trois ans, je reste un repère pour lui, son confident occasionnel depuis le lycée Condorcet puis l’Ecole Libre de Science Politique où je guidais déjà ses pas.
Marcel m’écoute mais, en fait, ne suit guère mes « judicieux » conseils.
Changer d’éditeur alors que Grasset ne l’a édité qu’à compte d’auteur la première fois et que Gallimard qui l’avait d’abord dédaigné, vient maintenant à la charge pour le reprendre à la prestigieuse NRF ? » Grasset m’a rendu ma liberté, très élégamment je dois dire. C’est pour cela que je me sens lié à cette maison, je ne peux la quitter pour le moment… «
Ne plus chercher à voir son secrétaire Alfred Agostinelli, ce brun ténébreux aux yeux marrons, rêveurs et intelligents qui lui tourne la tête et qu’il pare d’autant de qualités qu’il n’a pas ? » Je ne peux me passer de lui, il ne pourra refuser le magnifique aéroplane que je viens de lui offrir.
J’en conviens, Olivier, j’ai connu des personnes d’intelligence plus grande. Mais l’infini de l’amour en son égoïsme, fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont la physionomie intellectuelle et morale est pour nous le moins objectivement définie, nous les retouchons sans cesse au gré de nos désirs et de nos craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils ne sont qu’un lieu immense et vague où extérioriser nos tendresses… »
Je tiens un discours de raison à Marcel mais avec des propos inaccessibles au monde parallèle dans lequel évolue mon ami. Que vaut sa fortune – qu’il dilapide dangereusement – sans le retour de l’être aimé ? Quelle liberté prendre si elle n’est pas à conquérir ?
Et toujours cette impossibilité d’établir des rapports sains avec autrui, sans domination, soumission ou engagement total et destructeur. Et son rapport au monde si difficile, entre deux quintes de toux épuisantes, avec cette peur panique de la maladie et de la mort qui le conduit à s’isoler comme un ermite dans sa chambre mal aérée du 102 boulevard Haussmann…
Seule la musique peut le faire sortir, redonner quelques couleurs à son visage si pâle dont les traits se creusent douloureusement à chaque et fréquente crise d’asthme. J’insiste aujourd’hui sur les dernières représentations de Parsifal, sur ces airs fameux d’un Wagner qui vient de tomber dans le domaine public. Je tente d’apporter avec mon enthousiasme, ma passion pour cet opéra, un peu de souffle frais dans cet esprit clos tout concentré, jusqu’à l’épuisement, sur son oeuvre immense, ces dizaines de cahiers d’écriture serrée et de paperolles, cauchemars des relecteurs de Grasset.
N’y tenant plus, je m’écrie : » Il faut sortir, Marcel… Que diable, habillez-vous ! Venez voir ce monde que vous décrivez si bien ! Venez vous emplir d’autres sensations, d’autre senteurs neuves que vous démultiplierez dans vos futurs ouvrages ! »
Marcel hoche légèrement la tête, me regarde avec ses yeux de biche si tendres, rieurs… mais absents. En guise de réponse, il me récite les vers de Mallarmé qu’il va faire graver sur l’aéroplane offert à Agostinelli.
Alors, se produit un petit miracle dans notre relation : je reconnais le sonnet ! Lentement, je le complète, découvrant, ravi, que pour une fois, Marcel semble me comprendre vraiment :
» Le vierge le vivace et le bel Aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre… «
Mon ami retrouvé enchaîne, avec son beau sourire reconnaissant :
« …Ce lac dur oublié, que hante sous le givre,
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui. »
…
Nous éclatons soudain d’un rire sonore, tous les deux, comme deux gosses heureux de maîtriser un jeu mystérieux et passionnant, connu de nous seuls !
Alfred AGOSTINELLI : ancien secrétaire de Proust, il s’est enfui à Antibes pour échapper à l’amitié étouffante de l’écrivain
Il ne m’a jamais agacé comme il a pu prodigieusement énerver Clemenceau. Je suis attablé ce midi en face de Jean Jaurès. Nous nous sommes donnés rendez-vous pour boire un verre de vin au café du Croissant : l’occasion pour moi d’échanger et de refaire le monde avec un grand monsieur du socialisme, un défenseur des plus hautes valeurs de l’Homme, un pur qui ne triche jamais.
Je n’ai jamais bien compris pourquoi Jaurès m’a pris en affection, moi, l’homme de cabinet, l’observateur sarcastique un peu désabusé des jeux de pouvoir à la Chambre, le technicien zélé du ministère de l’Intérieur coordonnant sans (trop) d’états d’âme l’envoi des Dragons contre les grévistes d’usines ou les vignerons en colère. Peut-être le tribun a-t’il senti chez moi un cœur légèrement plus accessible que d’autres hauts fonctionnaires qu’il a pu côtoyer. Ou alors, ma proximité du Tigre me transforme en correspondant idéal pour faire passer des messages à l’un de ses grands rivaux de toujours.
Chaque rendez-vous avec Jaurès reste l’occasion pour moi d’admirer sa facilité de prise de parole et son sens inné de la formule percutante. Par la magie du verbe et sa permanente hauteur de vue, il transforme n’importe quelle conversation de café initiale… en échanges éminents et emmène avec une puissance intellectuelle irrésistible la pensée de ses interlocuteurs du niveau de la brève de comptoir… vers le firmament de la pensée politique, ni plus ni moins !
Aussi, quand je lui parle des cours que je dispense à l’Ecole de guerre et de ma difficulté à réunir des notes éparses pour construire quelque chose de cohérent face à un public exigeant, il me rétorque, pénétré : » « On n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir : on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est. » Il a raison et cela prend tout de suite plus d’allure, dit comme cela, que mes modestes soucis de rangements de feuilles dans un classeur.
Quand j’évoque mes dernières lectures de Walter Scott et ma passion pour la petite et la grande Histoire au Moyen-âge, il tire un instant sur sa pipe et se fend d’une belle réplique définitive : » « L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir. »
Je n’avais guère vu cela sous cet angle mais, tout compte fait, cela m’aidera sans doute, chaque lundi matin, pour me tirer de la couette, boire mon café et rejoindre mon pisse-vinaigre de Poincaré.
Parfois, je reconnais caler un peu. Je peine à comprendre exactement la portée de l’aphorisme qu’il apporte en brillante conclusion à l’un de mes exposés suivants, aussi bafouillant que laborieux. Au moment où j’écris, je continue par exemple à m’interroger sur le sens exact de cette phrase pourtant si bien tournée : » « Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous. » ; ça sonne diablement bien, incontestablement. Mais je continue à me gratter la tête, interrogatif et je n’ai pas osé lui demander ce qu’il entendait par là.
Quand notre verre se vide, nous abordons enfin le sujet qui me préoccupe : je sais que Jaurès reçoit de nombreuses menaces depuis son opposition ferme et habile à la récente loi sur les trois ans de service militaire. Multiples lettres d’insultes, invectives ou menaces de têtes brûlées – soi-disant patriotes – en pleine rue, mises en cause haineuses, personnelles et répétées dans une partie de la presse de droite : je suis inquiet pour la sécurité du leader socialiste. Je lui propose que l’on renforce la présence de la police à chacune de ses apparitions publiques et qu’il n’y ait pas seulement un seul agent à ses côtés dans ses déplacements privés mais deux.
Il écarte cette proposition qu’il trouve coûteuse pour les deniers publics, d’un revers de main. Il y voit surtout une lâcheté s’il l’acceptait.
Il me glisse alors, à voix basse, ces mots qui me laissent coi, en se gravant dès à présent dans ma mémoire :
» Olivier, vous savez, le courage, c’est de comprendre sa propre vie… Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille… Le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel. »
» Mais qu’y trouve-t-on dans La République des Camarades ? » Robert de Jouvenel a pris place à côté de moi dans un dîner en ville et la lenteur du service me permet de l’interroger sur l’essai à succès qu’il vient de publier.
L’essayiste philosophe réfléchit un instant et se lance, très heureux de pouvoir briller en société avec son ouvrage :
» Oh, monsieur le conseiller, vous ne trouverez dans mon livre aucune information que vous n’aviez déjà. Je m’efforce de montrer que, dans notre chère troisième République, la séparation entre les pouvoirs exécutifs, législatifs voire judiciaires demeure largement une fiction, compte tenu de la proximité entre les les différents dirigeants, ministres, sénateurs ou députés. Ils sont tous issus de professions semblables (avocats, médecins….), fréquentent les mêmes lieux, habitent les mêmes quartiers de Paris et se retrouvent dans des partis monopolisant les places…
Quant à la haute administration, au monde des bureaux, il se paie le luxe de survivre à tous les ministères, toutes les combinaisons de partis… Les ministres ne dirigent plus rien réellement, tout est entre les mains des chefs de bureau ! «
Je trouve son jugement bien excessif et lui demande un exemple de ce qu’il avance. Il ne se fait pas prier :
» Eh bien, c’est simple. Voyez l’arrivée de tel ou tel ministre dans son nouveau bureau, peu après sa nomination dont il est si fier. Un de ses chefs de service lui tend alors servilement un parapheur avec toute une série d’arrêtés, lettres, notes ou commandes à signer, sur des sujets aussi complexes que variés. Que voulez-vous que l’homme politique contrôle ? Soit il appose sa paraphe les yeux fermés, soit il veut vraiment vérifier par lui-même ce qu’on lui propose de valider et dans ce cas, il voit alors les pièces s’amonceler sur sa table de travail, ses subordonnés s’affolent, les commandes sont en retard, les paiements deviennent irréguliers, les décisions restent en suspens, un immense désordre encombre toute l’administration dont il a la garde. Il faut qu’il renonce car il retarde gravement voire bloque tout son ministère… Au final, après avoir vainement essayé de comprendre et de maîtriser le cours des choses, il finit par signer, résigné, sans plus trop se poser de questions. »
J’interromps mon voisin, peu convaincu par sa démonstration.
» Vous impressionnez le grand public avec ce type d’anecdote. Vous décrédibilisez l’Etat et participez ainsi à l’ambiance délétère de ce début de siècle. En fait, le rôle des conseillers, dont je fais partie, limite le risque de manipulation des ministres. Il faut certes que nous connaissions nos dossiers et que les politiques nous fassent confiance. »
Jouvenel qui ne manque pas de repartie, tranche : » Dans ce cas, on substitue le pouvoir des conseillers à celui des chefs de bureau mais nous en revenons toujours au même point : le ministre ne contrôle rien ! «
Il poursuit, le sourire cruel : » Et les derniers impôts votés par les parlementaires, vous trouvez qu’ils ont un sens ? Vous qui habitez à côté de la rue de Rome, imaginez que l’on décide demain de mettre en place une taxe… tiens, sur les violoncelles par exemple. Vous allez voir, tout le monde va trouver que c’est une bonne idée ! Mais tous les groupes de pression vont aussi monter au créneau, intriguer dans les couloirs et les antichambres et petit à petit, lors des débats sur le projet de loi, on va exonérer d’abord les musiciens professionnels puis les pères de familles nombreuses, ceux qui ont un enfant sous les drapeaux, les anciens combattants, les marchands de vin, ceux qui reviennent des colonies, les professeurs de musique, de danse et enfin, tous les enseignants … Résultat : l’impôt est voté à une majorité écrasante à la Chambre, mais il n’y a plus personne pour le payer ! «
Les plats viennent enfin d’arriver. Ça sent bon mais je me plonge, pensif et vexé, dans mon assiette. Jouvenel n’a pas tout à fait tort.
« Ce qu’il y a de plus beau à Paris, c’est Versailles ! »
Non, mon ami Pierre de Nolhac, conservateur du château de Versailles, n’est pas chauvin ! Derrière ses lunettes légèrement bleutées, j’observe les yeux de Pierre : ils demeurent tout à fait sérieux et me détaillent attentivement.
Pierre de Nolhac
______________
Je m’installe un peu plus confortablement dans le vieux fauteuil en cuir usé du bureau du conservateur, situé provisoirement dans l’aile du Midi, le temps que les travaux qu’il a commandé dans plusieurs galeries du domaine, avancent.
» Il faut redonner aux différentes salles leur aspect d’avant la Révolution. Les rénovations inadaptées du temps de Louis-Philippe, c’est terminé. »
Je repense à l’aspect pitoyable qu’avaient le château et le parc avant l’arrivée de Pierre en 1887. Les dégradations des Prussiens en 1871, puis celles venant des parlementaires pendant huit longues années et enfin, un budget d’entretien et de rénovation rabougri avaient eu raison de la demeure des derniers rois de France. Il n’y avait presque plus de visiteurs et les historiens se détournaient du lieu.
Pierre a repris en main les affaires, avec acharnement et à propos. Le recours aux mécènes ( les magnas de la presse américaine, les Gordon Benett père et fils par exemple ) ou le démarchage permanent pour des subsides des ministères ( c’est comme cela que nous avons fait connaissance ) ont donné de nouveaux moyens – qui restent certes insuffisants – pour Versailles.
Le résultat est là : des galeries qui reprennent progressivement leur aspect original des règnes de Louis XIV ou Louis XV, un public beaucoup plus nombreux, des personnalités qui se pressent pour voir les nouveaux aménagements dont on parle dans le Tout Paris et dans les salons en vue des capitales européennes.
Pierre travaille avec passion, il écrit fébrilement au milieu des multiples documents qui jonchent sa table de travail. Ses biographies sur Louis XV et Madame de Pompadour ou celle sur Marie-Antoinette, ses essais sur le château lui-même. font autorité. Il a su exploiter au mieux ses précieuses archives, trésors cachés de Versailles et négligés par tous, dans la poussière, jusque-là.
J’aime rendre visite à Pierre, passer par la gare Saint-Lazare à côté de chez nous et prendre ces trains si pratiques et rapides du réseau de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest. Mon ami vient me chercher à mon arrivée Versailles Rive droite et nous passons un après-midi ensemble à parler d’Histoire, d’expositions et de musées.
Tel un guide mystérieux dans une caverne plus secrète que celle d’Ali Baba, Pierre me conduit souvent pour découvrir des pièces interdites aux visiteurs et un instant, en écoutant ses savantes explications chuchotées, je quitte par la pensée notre plutôt paisible année 1914 pour rejoindre l’époque des rois, des guerres et des révolutions, ces moments de bruit, de poudre et de fureur.
Je ne reviens vraiment dans notre monde actuel que lorsque je prends place dans le wagon du retour, souvent un manuscrit de Pierre à la main, document qu’il me demande de relire attentivement et qui me fera rêver à nouveau dans mon appartement du 8ème.
Car le plus beau rêve de Paris, c’est Versailles…
Versailles accueille l’élection présidentielle de 1913