« Notre parlement est devenu la collection des intérêts particuliers. On ne dirige plus la République avec une certaine hauteur de vue, on l’influence avec la vision de son cru. » Mon patron Aristide Briand est visiblement fier de sa formule et cherche parmi ses conseillers des regards d’admiration.
Nous sommes en plein débat parlementaire sur l’introduction du scrutin proportionnel aux élections législatives. Briand est « pour » mais pense que le moment est mal venu pour changer les règles du jeu, à quelques mois des élections. Je suis un des rares à lui tenir tête et à l’inviter à changer d’avis sur la question.
Aristide Briand lors d’un discours à la Chambre des députés
Il est certain que chaque député, élu au scrutin uninominal, se sent très attaché à sa circonscription et défend donc, ici des vignerons, là des patrons du textiles et ailleurs des inscrits maritimes.
L’intérêt général n’est plus représenté que par un gouvernement faible, susceptible d’être renversé à tout moment par une majorité capricieuse qui collectionne les mécontents sans proposer d’alternative au programme de l’exécutif.
La proportionnelle conduirait à élire les députés sur des listes, arrêtées au niveau national et le lien direct entre une catégorie d’électeurs et chaque parlementaire serait rompu. Les élus retrouveraient une liberté et une indépendance d’esprit propice à une vision favorisant le long terme et les choix d’avenir.
« Mais pourquoi êtes-vous contre ce scrutin, Olivier ? »
Briand provoque le débat au sein du cabinet pour s’entraîner dans ses futures joutes à la Chambre sur cette même question.
Je réponds en expliquant :
« Si l’intérêt général est si mal défendu à la Chambre, cela vient de la faiblesse du gouvernement et non de la force des députés. Il faudrait redonner de la vigueur à l’exécutif et ainsi, il pourrait parfaitement résister aux poussées de fièvre de ceux qui pensent seulement à leur circonscription. Chaque Français est attaché à son représentant au Palais Bourbon, il veut que son député parle en son nom. Il ne supporterait pas d’avoir à voter pour des listes d’inconnus ou de célébrités lointaines désignés par les partis uniquement. »
Briand réfléchit à mes propos et lâche :
« Vous parlez comme l’opposition de droite… ou comme Clemenceau. Je ne partage pas votre vision mais dans les prochains jours, le moment n’est pas venu pour changer le mode de scrutin. Les radicaux ne me le pardonneraient pas et on m’accuserait de faire un attentat contre la République. Je vais donc m’opposer à l’introduction de la proportionnelle proposée par le rapport du député Alexandre Varenne. »
Je ne m’empêcher de continuer à lui répondre :
« Mais, monsieur le Président, pourquoi ne mettez-vous pas en rapport ce que vous pensez vraiment et vos propositions de vote à la Chambre ? Vous vous opposez à un mode de scrutin alors qu’il correspond à vos attentes profondes ! »
Briand commence à être visiblement agacé par mon impertinence et m’interrompt brusquement :
« Tout cela n’est pas mûr, voilà tout. Le pays n’est pas prêt pour cette réforme. »
Briand écarte les bras sans que je puisse distinguer s’il mesure ainsi l’étendue de son impuissance ou celle de sa lassitude.