31 octobre 1908 : Le lynchage

L’homme est paniqué. Il court dans tous les sens. Dès qu’il essaie de quitter la place de cette petite ville du Tennessee, la foule compacte et hostile le repousse violemment et l’oblige à rejoindre le centre du carrefour. A cet endroit, l’attend un arbre, une grosse branche et une corde avec un noeud coulant. Pendue à une autre branche se balance déjà la mère de l’homme, les mains attachées dans le dos, la tête pendante contre le corps, la nuque brisée.

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Lynchage d’une femme noire aux USA, au début du XXème siècle

L’homme est noir. On l’accuse d’avoir volé un cheval, on a reproché à sa mère d’avoir pris sa défense. Un « tribunal » composé à la va-vite par ceux qui souhaitaient le plus en découdre ce jour-là a rendu la sentence : c’est la mort par pendaison puis le bûcher (pour « purifier » les corps, disent-ils).

Les enfants blancs rient. Le maître d’école leur a donné leur après-midi pour assister au spectacle. Le shérif s’éponge le front. ll a bien essayé de transférer les prisonniers devant une Cour dans la ville principale du comté mais la foule lui a fait comprendre que la justice des hommes devait s’effectuer sur place. Le shérif est élu, il est pragmatique et il a cédé. Lui, il sait que l’homme noir n’a rien fait. Il a même une idée du nom du vrai coupable. Mais il ne veut pas d’histoires. Et puis, il est seul, il a peur de cette foule, de ces concitoyens qui hurlent un fusil dans une main et une bouteille dans l’autre.

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Une scène de lynchage, aux Etats-Unis dans les années 1900

Le pasteur est dans son temple, il cache les enfants de l’homme noir. Il sait que si les enfants sont retrouvés, leur sort sera aussi terrible que celui de leur père.

Il prie, il prie pour cette Amérique du début du XXème siècle, ce pays qui aime la liberté et a lutté contre l’esclavage. Il prie pour les Noirs qui ont été libérés dans les Etats du Sud auxquels leurs anciens maîtres réservent un destin parfois plus affreux que celui qu’ils connaissaient avant la guerre de Sécession.

L’homme d’église est à genoux. Il entend, venant du dehors, les hurlements de bête du père des jeunes enfants noirs réfugiés dans la maison de Dieu. Il sait qu’avant la pendaison, il y a des humiliations, des tortures de plus en plus sadiques.

Le pasteur a honte, honte de ne pouvoir rien faire, honte de cette Amérique dure pour les faibles, honte de ce peuple sudiste qui se venge sur les Noirs d’une guerre civile perdue.

Dans quelques jours, il votera. Il votera pour un nouveau président des Etats-Unis. Il écartera le candidat démocrate favori dans les Etats du Sud. Il donnera sa voix aux Républicains du Nord en espérant qu’un jour, l’un d’entre eux délivrera les Noirs de leur cauchemar infini.

Dehors, le silence se fait. L’homme noir est mort.

Une larme coule sur la joue du vieux pasteur. Il serre les enfants dans ses bras et leur dit : « quand vous serez grands, il faudra vous regrouper avec les autres Noirs et jurez-moi que vous vous battrez pour votre dignité, pour vos droits ! Dieu l’exige ! « 

28 octobre 1908 : Le parcours sans faute du Président Roosevelt

Où que l’on porte son regard sur le bilan de cette présidence, tout semble avoir réussi à Theodore Roosevelt.

L’économie ?

Un début de krach boursier en 1907 et un commencement de récession ont été enrayés à temps par des décisions pragmatiques d’injection de fonds -privés – dans les banques fragilisées et d’assouplissement de la loi anti-trust. Une législation bancaire est en cours d’élaboration et le pouvoir envisage la création d’une Réserve fédérale.

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Le Président T. Roosevelt et sa famille

Le social ?

 » La Maison Blanche qui est propriété de la nation traite de la même manière tous les citoyens honorables de la nation. En même temps, j’ai souhaité faire comprendre aux ouvriers que je résisterai comme du silex à la violence et au désordre qu’ils pourraient créer, tout autant qu’à l’arrogante avidité des riches et que j’agirai aussi vite contre les uns que contre les autres.  »

Les Américains ont apprécié cette politique du juste milieu. Elle est un réconfort pour les mineurs appauvris qui se sont mis en grève, il y a deux ou trois ans, et ont trouvé un allié dans le pouvoir fédéral doté d’un récent ministère du travail. Elle rassure aussi les milieux d’affaires qui savent pouvoir trouver un appui en cas d’entrave à la liberté du travail et d’entreprendre.

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Theodore Roosevelt :   » Je me méfie de l’arrogante avidité des riches ! « 

La nature ?

Roosevelt a compris que le contrôle des ressources naturelles comme l’eau, notamment dans l’Ouest, était indispensable pour éviter des utilisations anarchiques et un gaspillage généralisé. Il a donc placé l’Etat fédéral à même de prendre des mesures en matière d’irrigation et de gestion des bassins.

Un vaste programme de création de parcs nationaux a été engagé : on peut maintenant admirer une flore et une faune éblouissante à Crater Lake, à Wind Cave ou à Mesa Verde.

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T. Roosevelt visite un parc national

L’international ?

Rappelons simplement que Théodore Roosevelt a obtenu le prix Nobel de la paix pour la médiation qu’il a effectué avec talent entre la Russie et le Japon lors du conflit de 1905.

Un très bon Président donc.

Mais comme si cela était trop beau pour être vrai, comme s’il voulait finir sa vie politique sans s’user, Roosevelt a décidé… de ne pas se représenter.

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Un Président heureux de laisser tomber la politique !

Il prépare actuellement son prochain safari et préfère quelques coups de fusil dans la savane africaine à une nouvelle campagne électorale.

Roosevelt laisse un homme plus terne et moins populaire que lui, William Howard Taft, reprendre le flambeau du parti républicain.

Pendant ce temps, la grande Flotte blanche tourne autour du monde. Sur ordre de la Maison Blanche, quatre puissantes escadres de cuirassés de l’US Navy sont parties faire une démonstration de la force navale des Etats-Unis. Dans tous les ports de la planète -Trinidad, Rio, Punta Arenas, Honolulu, Auckland, Yokohama, Colombo… ils sont accueillis par des foules joyeuses.

Des foules qui sont persuadées que, maintenant, l’Amérique peut sauver le monde.

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Theodore Roosevelt sur le cuirassé USS Connecticut

27 octobre 1908 : Danse avec le Tigre

La belle Selma est face à lui dans ses rêves, lovée au creux du canapé du salon. Elle relance la conversation avec son délicieux accent américain. Le modèle de Rodin a un corps magnifique, Clemenceau le sait. Ses longs cheveux blonds, ses yeux bleu pâle, ses attitudes de femme très libre et ses robes décontractées. Tout lui plaît chez Selma.

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Rodin, un dessin de femme nue

Dans ce même songe, Violette les rejoint avec un plateau de thé et un livre de poésie de Mallarmé. Un autre amour platonique, cette fille de l’un de ses meilleurs amis, l’amiral Maxse. Des remarques toujours subtiles sur leur passion commune : l’antiquité grecque. De longues lettres de confidences échangées mois après mois. Violette l’aime-t-il ? Elle l’admire. Elle est fascinée par le grand homme. Flattée de lui plaire, flattée de ses mots enflammés, séduite par l’image qu’il lui renvoie d’elle-même.

Durant ce ballet nocturne, arrive Olive, la soeur de Violette. Plus réservée mais aussi têtue que sa soeur. Son amitié pour le Président du Conseil est forte, elle recherche sa compagnie et vient souvent rue Franklin. Célibataire, elle ne met pas Clemenceau en concurrence avec de jeunes officiers ou des hommes politiques britanniques comme le fait Violette.

Selma, Violette, Olive. Elles sont ses muses, ses égéries. L’écart d’âge est gommé par une grande affection réciproque.

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Enjolras, « Soir sur la Terrasse à la Pergola ». On peut ainsi imaginer Selma Everdone, Violette et Olive Maxse, les belles et jeunes amies de Georges Clemenceau.

Pendant qu’ils se parlent, le Tigre se dédouble. Une partie de lui est concentrée sur l’échange en cours, l’autre vagabonde et imagine des idylles moins chastes, des baisers fougueux échangés sur les boulevards, des caresses interdites dans les salons d’hôtels discrets.

L’Opéra, le Louvre, les théâtres sont les lieux de rencontre réguliers avec ces trois jeunes femmes, facettes multiples d’une même déesse idéale, d’un même fantasme enrichi en permanence par une imagination qui ne se tarit jamais.

Tard le soir à la Chambre, le matin vers cinq heures quand il écrit ses discours, dans la journée lors de trop longues réunions, elles apparaissent par enchantement dans un coin de la pièce, tels des anges bienveillants. Leurs douces voix l’attirent irrésistiblement loin des contingences d’un monde politique toujours dur et souvent injuste.

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Les robes Paul Poiret 1908. Illustration de Paul Iribe

Grâce à elles, il rentre un court moment les griffes qui ont fait sa légende. Il se laisse aller à un peu de tendresse, de douceur inhabituelle. Son esprit s’allège et son coeur fond.

Ses yeux de félin se troublent, se perdent loin des scènes ordinaires et banales. Les paupières du premier flic de France s’abaissent peu à peu.

Clemenceau est parti, dans une ronde endiablée et joyeuse avec les soeurs Violette et Olive. Ils entourent tous trois la belle Selma, le nu de Rodin au corps parfait, la délicieuse naïade des peintres de Montmartre. Ils entonnent en coeur les chants grecs de l’Olympe. Et tournent, tournent jusqu’à l’étourdissement.

C’est sûr, le Tigre, le puissant fauve de la vie politique française, a trouvé le secret d’une éternelle jeunesse.

23 octobre 1908 : Le Pouvoir et les potins

Clemenceau est divorcé. Quand il avait cinquante et un ans, en 1892, il a quitté définitivement son « américaine », Mary, née Plummer.

Depuis ? Le Président du Conseil n’est pas un bellâtre. Habillé très correctement mais simplement, refusant toute ostentation, il porte même un regard sévère sur d’autres hommes politiques qui font preuve d’une élégance raffinée. Ainsi, il désigne régulièrement le député et très bon orateur Paul Deschanel sous le sobriquet de « Ripolin ».

Il ne faut donc pas compter sur Clemenceau pour aguicher toute la gent féminine.

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Rose Caron

Mes amis me pressent pourtant de donner les noms des femmes qu’il fréquente.

Pour ne pas les décevoir mais sans dévoiler plus que ce que le « Tout Paris » sait déjà, je me contente de citer les plus connues, celles qu’il invite par exemple dans sa nouvelle maison de Bernouville ou qui l’accompagnent à l’Opéra et au théâtre, sur les boulevards.

La cantatrice à succès Rose Caron est le nom qui revient le plus souvent. Divorcée elle aussi, la petite cinquantaine, grande, élancée, chantant admirablement, elle charme certaines soirées du Tigre. Ils évoquent ensemble le répertoire wagnérien qu’elle connaît bien. Il l’écoute parler – attendri-  et admire sa belle chevelure brune, sa taille fine et ses longues robes décolletées.

Amie, conseillère ou maîtresse ? Un peu des trois ? Personne ne sait vraiment. Ils se voient, s’écrivent de belles lettres, passent des moments de bonheur simple ensemble. Clemenceau oublie quelques instants avec elle ses lourdes responsabilités. Elle lui apporte un point de vue, un discours original qui tranche sur celui de ses collaborateurs issus des grands corps de l’Etat.

Personne ne se risque à informer notre Patron que Rose Caron ferait aussi partie des relations proches de Théophile Delcassé, l’ancien ministre des Affaires étrangères. L’information est moyennement fiable… et complètement explosive quand on sait que les deux hommes se détestent cordialement.

La porte du 8 rue Franklin, là où vit le Président du Conseil, est franchie par d’autres belles amies.

A suivre…

22 octobre 1908 : Les épouvantables chauffeurs de la Drôme

Une grande ferme isolée, non loin de Valence. Le soleil s’est couché depuis déjà deux bonnes heures. Jules Chenu, veuf, 62 ans, fier et riche paysan, passe un très mauvais moment. Entouré de trois malfras de la pire espèce, il est insulté, battu et jeté au sol. Nous sommes dans la grande salle centrale du bâtiment.

 » Où sont tes économies, vieux bouseux ?  »

Jules refuse de répondre. Il a amassé des sommes conséquentes et veut tout donner à ses cinq enfants lorsqu’il quittera ce bas monde.

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Les chauffeurs de la Drôme en 1908

Les coups redoublent. Celui qui tape le plus fort s’appelle Octave David. Il assène ses gifles avec méthode, il veut faire mal mais laisser au pauvre Jules la possibilité de parler.

Ce dernier est beaucoup plus solide que les bandits pouvaient le penser. On sent que son métier d’agriculteur qu’il pratique toujours, été comme hiver, par tous les temps, ses dizaines de vaches laitières, ses récoltes multiples, ce travail acharné mené depuis l’âge de douze ans, ont forgé une personnalité et un corps robuste.

Les gifles ne font rien, Jules ne parle pas. Son visage se déforme peu à peu, change de couleur, il fait quelques grimaces de douleur mais se tait. Il ne crie pas non plus, aucun voisin ne peut l’entendre.

 » On va te saigner, vieux porc !  »

C’est Urbain Liottard qui parle. C’est le plus vulgaire des trois. Le plus sadique aussi.

La suite de l’histoire est racontée avec émotion par le gendarme Rémy, qui a découvert le corps sans vie, déjà froid, de Jules Chenu, un matin du 22 octobre 1908. La victime était face contre terre, la gorge tranchée, les bras en croix dans la grande salle près de la cheminée :

 » Le père Chenu a été attaché. Les cordelettes que nous avons retrouvées par terre  le prouvent. Ses pieds sont totalement brûlés. Les « chauffeurs » lui ont mis les extrémités directement dans le feu pour le faire parler. Puis, pour ne pas être dénoncés, ils ont assassiné M. Chenu avant de partir. Je sais où sont les économies, le trésor de Jules. Il est toujours là, les bandits ne l’ont pas trouvé. Jules Chenu a été extraordinaire. Il n’a pas parlé.  »

« Ecartez-vous, nous prenons le commandement !  »

Le ton est sans appel. Le commissaire Floch, dirigeant la brigade mobile de Lyon, vient d’arriver et signifie aux gendarmes locaux :

 » Chers amis, les chauffeurs de la Drôme, maintenant, c’est l’affaire de notre police d’élite. Dans quelques mois, les criminels seront guillotinés, c’est moi qui vous le dit !  »

Les journalistes prennent fébrilement des notes et pensent à leurs gros titres du lendemain :

 » Les brigades du Tigre traquent les terribles chauffeurs  »

 » La population drômoise se rassure, les brigades de Clemenceau arrivent !  »

 » Bientôt la guillotine pour les bandits de Valence  »

Lorsque Octave David parcourt son journal, il sourit. Il en est à son quinzième meurtre et n’a toujours pas été arrêté. Le meneur de la bande des chauffeurs est en tenue de maçon. Il est sept heures. Son chantier va reprendre. Il ajuste sa casquette et sifflote.

Comme si de rien n’était.

21 octobre 1908 : Guerre de l’opium ou guerre des polices ?

 Opium. Nom magique, synonyme de perversion et de plaisir. L’Orient, les fumeries de Pékin, de Hong Kong et de Saigon. Ambiance décadente, rêves éveillés. Guerre de l’opium de la puissance anglaise pour conserver le monopole de production et de diffusion de cette substance très lucrative ; combat acharné des Américains plus puritains pour rendre illégale toute consommation et tout commerce de cette plante sur l’ensemble de la planète.

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Une fumerie d’opium en Chine au début des années 1900

Voilà les éléments, un peu exotiques, que j’avais en tête avant d’ouvrir et d’animer la réunion avec les différents services de police concernés par la lutte contre l’arrivée de l’opium en France.

Autour de la table : deux généraux de gendarmerie, le commissaire central de police de Marseille, un adjoint du préfet Lépine représentant la Préfecture de police, Jules Sébille, patron des brigades mobiles de la Sûreté générale et quelques collaborateurs des uns et des autres dont je ne me rappelle plus les noms.

Dès le début, l’ambiance est tendue. Les uns et les autres se détestent. Rivalité des gendarmes contre les policiers. Méfiance des policiers municipaux vis à vis des agents du ministère de l’Intérieur. Combat acharné entre la Préfecture de Police et les brigades mobiles.

Il faut convaincre tout ce petit monde d’avancer d’un même pas pour lutter contre des bandes très organisées de malfrats souhaitant écouler de lourds paquets d’opium dans les grandes villes françaises, en commençant par Paris.

La police de Marseille veut bien coopérer mais seulement avec le cabinet du ministre et estime ne pas avoir de comptes à rendre à ses collègues parisiens. Je rétorque immédiatement que l’étatisation de cette police,  officialisée en mars dernier, l’oblige à travailler avec les autres polices étatiques (brigades mobiles, Préfecture de police), sans passage systématique par le ministre ou ses représentants.

Renfrogné, Jules Sébille signale qu’il ne fera confiance qu’à « sa » brigade locale de police mobile et qu’il se moque donc de la coopération des autres policiers marseillais. Je lui indique qu’il risque donc de se priver de renseignements précieux sur ce qui se passe dans le port et ses environs.

La Préfecture de Police, dans une longue déclaration de son représentant, se plaint de ne pas avoir de renseignements sérieux des autres services français sur les arrivages probables d’opium sur son territoire et menace de recueillir elle-même ces informations « par tout moyen ». Sans ménagement, je réponds qu’il n’est pas question que la Préfecture fasse « bande à part » et je lui promets qu’elle aura ce dont elle a besoin pour travailler.

Après avoir ri de voir les policiers se déchirer entre eux, les gendarmes rappellent avec véhémence qu’ils n’ont aucun moyens pour lutter efficacement contre cette nouvelle forme de banditisme: pas d’automobile, trop peu d’effectifs spécialisés en police judiciaire, aucune formation aux méthodes de police scientifique.

Réunion épuisante. Menaces à peine voilées, coups bas, sorties théâtrales ou comédies pures et simples, ricanements quand l’autre parle. Tout est permis autour de la table.

Au bout de quatre heures de débat, l’heure du repas ayant sonné depuis longtemps, nous nous séparons sur un plan d’action, compromis entre les positions des uns et des autres :

– la police de Marseille contrôlera au quotidien le port de la ville ;

– la brigade mobile locale viendra la renforcer dès qu’une opération de saisie et d’arrestations en flagrant délit sera montée ;

– la gendarmerie et la préfecture de police seront prévenues par les policiers marseillais de tout arrivage d’opium sur leurs territoires respectifs ;

– la brigade mondaine de la Préfecture de Police se chargera, seule (sans la Sûreté), de toute opération sur Paris et les environs.

Au moment où la salle de réunion s’est totalement vidée, je me demande un instant si la réunion ne se serait pas mieux passée si j’avais obligé, au préalable, chaque participant à fumer… un peu d’opium.

20 octobre 1908 : La Mondaine et l’opium

Il nous arrive d’Inde ou d’Indochine. L’opium commence à envahir les ports français et à se répandre au sein de la population.

Il n’est pas évident de se faire une opinion sur l’arrivée de toutes ces substances issues du pavot.

Certains médecins disent qu’elles « font du bien » et insistent sur leurs vertus analgésiques. Les laboratoires pharmaceutiques allemands Bayer diffusent à grand renfort de publicité des petits flacons d’héroïne, dans toutes les pharmacies. J’ai sur mon bureau une brochure qui vante les propriétés de ce nouveau produit, qui semble compléter avec bonheur l’aspirine et permettrait de sauver les personnes devenues dépendantes de la morphine  :

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Brochure des laboratoires Bayer éditée en 1900

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Petite bouteille d’héroïne commercialisée par les laboratoires Bayer au début des années 1900

D’autres professionnels des hôpitaux commencent à tirer la sonnette d’alarme sur les risques liés à l’opium proprement dit.

Ils indiquent qu’ils récupèrent des patients dans des états lamentables. Les habitués de l’opium ne dorment plus, sont victimes de tremblements, tiennent des propos incohérents, vomissent, maigrissent et font des cauchemars éveillés.

En attendant que le monde des scientifiques ait tranché, le ministère de l’Intérieur doit être vigilant vis à vis des troubles à l’ordre public qui peuvent découler des trafics de ces substances.

La police marseillaise a déjà été obligée de renforcer ses effectifs pour lutter contre les bandes de voyous qui déchargent les bateaux originaires d’Asie et écoulent des substances toxiques sur toutes les villes du Sud. Le préfet des Bouches du Rhône nous alerte sur les arrivages prévus sur la capitale et sur le caractère dangereux des bandes chargées de leur commercialisation.

Je prépare actuellement une réunion que j’animerai demain avec les services -rivaux- de la Sûreté et de la Préfecture de police. L’objet de cette rencontre est « la chasse aux poisons modernes ».

Il va falloir convaincre les hommes de la célèbre Brigade Mondaine, dépendant de la Préfecture, de s’occuper de cette nouvelle forme de banditisme. S’ils refusent (la prostitution et les jeux leur demandent déjà beaucoup de travail), je leur indiquerai que le ministère s’appuiera, dans ce cas, exclusivement sur la Sûreté générale (et ses récentes brigades mobiles), compétente sur tout le territoire national.

La guerre des polices comme moteur de motivation dans les services ?

A suivre…

18 octobre 1908 : Le vin, boisson « hygiénique »

Le Parisien, le Toulousain ou le Lyonnais boivent cent soixante litres de vin par an. Quelle santé !

Une loi du 29 décembre 1897 abaisse les droits d’octroi pour les boissons dites « hygiéniques ». Autrement dit, les communes ne peuvent plus percevoir de droits d’entrée trop élevés pour un breuvage, considéré comme sain, comme le vin. Les viticulteurs, puissamment organisés en groupe de pression auprès des parlementaires, veillent  à ce que ce texte ne soit pas abrogé.

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« L’Ame du Vin » de Carlos Schwabe

Le délicieux liquide rouge continue donc à se répandre à flots dans les rues de la capitale et étanche les soifs de tous les instants. Onze mille troquets et cafés servent la moitié de la consommation des citadins, le reste est vendu aux bourgeois ou facturé très cher dans les restaurants.

Pour payer moins cher son pot ou son litre de Beaujolais, il faut franchir les portes de Paris et aller au-delà des limites de l’octroi. La fiscalité fait donc les beaux jours des cafés d’Argenteuil où les buveurs appellent leur débitant d’alcool « le marchand de consolation ».

Le vin reste un phénomène national, intouchable. La mauvaise qualité de l’eau à certains endroits, le manque de variété de l’alimentation à d’autres expliquent en partie son succès dans les couches populaires. Ces dernières vivent dans un environnement où la rencontre avec l’alcool est inévitable. On boit des litres de rouge pour se rafraîchir sur les chantiers (les bouteilles sont distribuées par les contremaîtres) ; on boit à la sortie de la mine et de l’usine ; on boit dans les cabarets ou les cafés qui sont les seuls lieux agréables d’un petit peuple qui s’entasse souvent dans de bien tristes logements.

On boit quand il fait chaud, quand il fait froid, pour rire, pour oublier, pour se mettre en verve. Le vin est un aliment, une compagnie et toujours un plaisir.

Ceux qui n’ont pas appris à boire après l’école étant jeunes ou ceux dont les parents ne servaient pas du vin à table pour tous, peuvent se rattraper au service militaire. Si le passage sous les drapeaux n’a pas suffit, le monde du travail corrige cela. 

A cause des maladies successives de la vigne en Ile de France – oïdium, mildiou puis phylloxéra – il n’y a bientôt plus de vignerons produisant aux portes de la capitale. Le réseau de chemin de fer français, centré sur Paris, constitue la parade et déverse des wagons remplis de milliers de tonneaux à la gare de Lyon.

Quelques médecins s’inquiètent des conséquences sur la santé de cet océan de rouge qui envahit la capitale. La police regrette d’avoir à intervenir dans les fréquentes bagarres à la sortie des troquets. Des patrons – peu nombreux –  font un lien entre les accidents du travail et la consommation de vin. Mais ces quelques voix demeurent inaudibles.

Les Français aiment le vin et cette boisson cimente tout un peuple par delà les frontières des religions et des opinions politiques. On lève le coude chez les socialistes comme à l’Action française, chez les peintres sans le sou comme dans les demeures des riches bourgeois.

Des trois couleurs du drapeau français, celle que nous aimons le plus, c’est le rouge !

16 octobre 1908 : Un ministre qui va se faire manger tout cru ?

 » Il va se faire manger tout cru !  »

Etienne Winter, le directeur de cabinet de G. Clemenceau n’est manifestement pas convaincu par le choix que je propose pour remplacer Gaston Thomson, démissionnaire, au ministère de la Marine.

Sur commande du Président du Conseil, j’ai regardé parmi les membres du Conseil d’Etat lequel de ces grands juristes pouvait tenir les rênes d’une marine française en plein désarroi après les accidents successifs de ces dernières années (explosion du cuirassé Iena, naufrages dus à des erreurs de commandement, gabegie dans les arsenaux…) .

Je dois avouer que le choix a été relativement simple. En effet, on compte un nombre restreint de conseillers d’Etat ayant déjà exercé des responsabilités opérationnelles. Et dans ce petit cercle, les plus capables sont déjà conseillers de ministres en exercice ou occupent dès à présent des postes importants dans la République.

Mon attention a donc été attirée, sur la suggestion du vice-Président Georges Coulon, par Alfred Picard. L’homme a bientôt 64 ans et s’est fait remarquer, il y a huit ans, pour ses talents d’organisateur de l’Exposition Universelle de 1900 qui se déroulait à Paris.

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Alfred Picard, polytechnicien, administrateur reconnu par tous

Picard possède, semble-t-il, toutes les qualités : travailleur infatigable, très bon connaisseur des rouages de l’Administration, fin négociateur, intègre et loyal…

 » Nous allons mettre un saint homme dans un monde de brutes. Il sera balayé. Même les amiraux qui sont des petits malins vont… le couler.  » Décidément, Winter reste sceptique sur les capacités d’un ancien haut fonctionnaire à s’imposer parmi des ministres qui sont tous issus de la Chambre et ont donc un poids politique personnel leur permettant de défendre leur portefeuille. Il est aussi dubitatif sur l’ascendant que saurait avoir Picard auprès de ses futurs collaborateurs directs.

En désaccord, nous allons donc, Winter et moi, demander à Clemenceau de trancher.

Le Patron écoute attentivement nos arguments respectifs et nous explique ainsi son choix, effectué, comme à son habitude, rapidement :

 » Comme Président du Conseil, je suis un peu fatigué d’avoir à surveiller mes collègues ministres qui sont tous, un jour, des rivaux potentiels. Sur les portefeuilles sensibles, comme la Marine actuellement, je dois en plus m’assurer que l’on n’essaie pas de me refiler la patate chaude au dernier moment. C’est pourquoi, un fonctionnaire, sans doute obéissant, m’apportera du repos.

Sur la capacité de Picard à s’imposer auprès de ses collègues ministres, vous avez raison, Winter. C’est pourquoi je vous demanderai de suivre l’intéressé dans ses démarches pour le protéger des attaques et des jalousies. Il faudra être attentif aux arbitrages budgétaires : Picard est tellement honnête qu’il risque de demander uniquement les sommes dont il a effectivement besoin (le Patron est hilare en disant cela). La Rue de Rivoli qui n’a pas l’habitude de cette attitude de la part des ministères dépensiers sera tentée de réduire ses demandes, par principe et notre Marine sera alors en difficulté.

Bon, malgré cela, je vais prendre Picard.

Mais que les choses soient claires, le vrai ministre de la Marine… ce sera moi ! »

15 octobre 1908 : Le ministre Gaston Thomson tente de sauver sa tête

Une vingtaine de matelots s’affaire autour du canon de 194 du croiseur cuirassé Latouche Tréville. Il est tard, l’exercice de tir s’achève bientôt, chacun est fatigué mais heureux. Soudain, un bruit terrible, un éclair dévastateur, une monstrueuse boule de feu en expansion constante jaillit de la tourelle commandant la pièce d’artillerie.

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Un croiseur cuirassé français en 1908

Après quelques minutes de cauchemar, au moment où les premiers secours arrivent, on relève des dizaines de blessés horriblement brûlés… et treize marins ont perdu la vie.

Ce drame qui endeuille à nouveau la marine française s’est produit le 22 septembre dernier.

15 octobre :  G. Clemenceau nous réunit dans son bureau, le ministre de la Marine Gaston Thomson, le ministre de la Guerre Marie-Georges Picquart, le directeur de cabinet Etienne Winter et moi.

Le Président du Conseil commence, avec calme mais détermination :  » La Chambre ne nous fait aucun cadeau. Il faut dire qu’il y a de quoi. Naufrages des croiseurs Sully, Jean Bart et Chanzy, des sous-marins Lutin et Farfadet, explosion du cuirassé Iena… et maintenant, cet accident lamentable sur le Latouche Tréville. Mon rival Delcassé, ce monsieur « je sais tout », ne cesse de se répandre dans la presse ou dans les couloirs du parlement sur le fait que mon gouvernement est « incapable de préparer le pays au combat ». Plusieurs interpellations du gouvernement sont prévues dans les prochains ordres du jour. Bref, ça barde !  »

Thomson, blême, tente de se justifier :  » Les explosions sont largement dues à la poudre B qui remplace la célèbre poudre noire et produit beaucoup moins de fumée. L’utilisation de cet explosif n’est pas encore totalement maîtrisée par les marins et les risques restent importants. »

Clemenceau se durcit :  » Ecoutez, Thomson, sur les navires allemands ou britanniques, on trouve aussi de la poudre B et rien ne saute. Non, la vérité, c’est que c’est le foutoir dans votre marine. Le rapport de la commission d’enquête le montre : entretien défectueux du matériel, absence de consignes de sécurité précises, personnel mal formé, investissements mal suivis et inefficaces… J’ai été patient avec vous, j’ai accepté les augmentations de crédits que vous me demandiez avec insistance mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. Je souhaite que vous retrouviez rapidement votre siège de député de Constantine, vous y êtes plus à l’aise.  »

Thomson rougit :  » Ce que vous dites est injuste. Je répare les errements de mes prédécesseurs et il n’est pas possible de tout corriger en deux ans.  »

Clemenceau plus doux mais implacable :  » Vous avez raison techniquement mais tort politiquement. La Chambre veut une tête. Ce sera la vôtre. Vous me remettrez votre démission dans une semaine… pas avant. Nous laissons encore monter la pression pendant sept ou huit jours puis vous partez. Si vous nous quittiez tout de suite, les parlementaires voudraient un autre bouc émissaire et cela risquerait d’être moi. Désolé mon vieux.  »

Thomson sort de la pièce presque sans un mot, la face blanche, le front luisant.

Je reste atterré par la brutalité de l’échange.

Clemenceau reprend, sans émotion apparente :  » Il faut réfléchir déjà au successeur. Evitons un politique. Je veux un administrateur. Quelqu’un qui sait compter et se faire obéir des bureaux. Un homme qui n’a pas le souci de plaire et de se faire élire un jour à nouveau.  »

Il se retourne vers moi :  » Parmi vos collègues du Conseil d’Etat, vous pouvez regarder ? Il me faut un nom, vite.  »

A suivre…

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