Une grande ferme isolée, non loin de Valence. Le soleil s’est couché depuis déjà deux bonnes heures. Jules Chenu, veuf, 62 ans, fier et riche paysan, passe un très mauvais moment. Entouré de trois malfras de la pire espèce, il est insulté, battu et jeté au sol. Nous sommes dans la grande salle centrale du bâtiment.
» Où sont tes économies, vieux bouseux ? »
Jules refuse de répondre. Il a amassé des sommes conséquentes et veut tout donner à ses cinq enfants lorsqu’il quittera ce bas monde.
Les chauffeurs de la Drôme en 1908
Les coups redoublent. Celui qui tape le plus fort s’appelle Octave David. Il assène ses gifles avec méthode, il veut faire mal mais laisser au pauvre Jules la possibilité de parler.
Ce dernier est beaucoup plus solide que les bandits pouvaient le penser. On sent que son métier d’agriculteur qu’il pratique toujours, été comme hiver, par tous les temps, ses dizaines de vaches laitières, ses récoltes multiples, ce travail acharné mené depuis l’âge de douze ans, ont forgé une personnalité et un corps robuste.
Les gifles ne font rien, Jules ne parle pas. Son visage se déforme peu à peu, change de couleur, il fait quelques grimaces de douleur mais se tait. Il ne crie pas non plus, aucun voisin ne peut l’entendre.
» On va te saigner, vieux porc ! »
C’est Urbain Liottard qui parle. C’est le plus vulgaire des trois. Le plus sadique aussi.
La suite de l’histoire est racontée avec émotion par le gendarme Rémy, qui a découvert le corps sans vie, déjà froid, de Jules Chenu, un matin du 22 octobre 1908. La victime était face contre terre, la gorge tranchée, les bras en croix dans la grande salle près de la cheminée :
» Le père Chenu a été attaché. Les cordelettes que nous avons retrouvées par terre le prouvent. Ses pieds sont totalement brûlés. Les « chauffeurs » lui ont mis les extrémités directement dans le feu pour le faire parler. Puis, pour ne pas être dénoncés, ils ont assassiné M. Chenu avant de partir. Je sais où sont les économies, le trésor de Jules. Il est toujours là, les bandits ne l’ont pas trouvé. Jules Chenu a été extraordinaire. Il n’a pas parlé. »
« Ecartez-vous, nous prenons le commandement ! »
Le ton est sans appel. Le commissaire Floch, dirigeant la brigade mobile de Lyon, vient d’arriver et signifie aux gendarmes locaux :
» Chers amis, les chauffeurs de la Drôme, maintenant, c’est l’affaire de notre police d’élite. Dans quelques mois, les criminels seront guillotinés, c’est moi qui vous le dit ! »
Les journalistes prennent fébrilement des notes et pensent à leurs gros titres du lendemain :
» Les brigades du Tigre traquent les terribles chauffeurs »
» La population drômoise se rassure, les brigades de Clemenceau arrivent ! »
» Bientôt la guillotine pour les bandits de Valence »
Lorsque Octave David parcourt son journal, il sourit. Il en est à son quinzième meurtre et n’a toujours pas été arrêté. Le meneur de la bande des chauffeurs est en tenue de maçon. Il est sept heures. Son chantier va reprendre. Il ajuste sa casquette et sifflote.
Comme si de rien n’était.