Au fur et à mesure que Emile Pouget me parle, je note avec délice ses expressions sur mon petit carnet en me promettant de les employer à nouveau devant quelques amis choisis… ou mon fils lycéen.
Le mot « foutre » revient plus souvent qu’à son tour chez ce leader de la CGT, écorché vif depuis son plus jeune âge.
Photographie du responsable CGT Emile Pouget prise par la préfecture de police après son arrestation
» Quand les idées sortent de votre caboche, elles ne sont pas pommadées, bichonnées comme des garces de la haute, elles sortent aussi nature que les asticots du fromage. »
Je n’aurais pas formulé les choses comme cela mais… ce n’est pas faux quand on y réfléchit.
A la terrasse du café marseillais où nous sommes installés, nous feuilletons ensemble des exemplaires du Père Peinard, le journal mi syndicaliste, mi anarchiste, qui a rendu célèbre Pouget. Nous sommes en plein XVIème congrès de la CGT qui a lieu du 5 au 10 octobre 1908 dans la capitale provençale. Emile Pouget essaie de convaincre ses camarades que, malgré la répression de la police de Clemenceau, il faut continuer sur une ligne dure. Je suis personnellement chargé de le persuader du contraire. Tâche sans doute vouée à l’échec mais peu importe : Pouget m’est sympathique même si tout nous oppose.
XVIème congrès de la CGT à Marseille du 5 au 10 octobre 1908
» Il faut secouer les prolos, baffer la police. Parlementer, négocier avec le gouvernement, faire des concessions, tout ça, faut pas compter sur moi, ce sont des gnôleries chrétiennes. Foutre ! »
On sent un homme au cuir épaissi par trois années de prison à Melun dans les années 1885 puis par une nouvelle et récente incarcération après les émeutes de Villeneuve-Saint-Georges de cet été. Il est libéré provisoirement pour assister au congrès de son syndicat (geste d’apaisement que j’ai suggéré à Clemenceau).
» Crime de rébellion ! Voilà de quoi on m’accuse. Tous ces mots destinés à protéger le pouvoir bourgeois. Nom d’un pet, je reste têtu comme une mule et je ne céderai pas face aux enjuponnés (je me doute qu’il parle des magistrats) « .
Je ne pense pas amener Pouget à renoncer à ses combats contre le Pouvoir que je représente mais j’essaie d’obtenir au moins une avancée :
» Vous êtes à l’origine du mot « sabotage ». C’est vous qui proposez que les ouvriers, mécontents de leur salaire et de leurs conditions de travail, puissent mal réaliser leur tâche et ainsi bloquer la production… sans vraiment faire grève. Cela peut avoir des conséquences très graves pour le pays ! »
Il me répond, dans un éclat de rire : » A mauvaise paye, mauvais travail ! Avec deux sous d’un certain ingrédient, les cheminots peuvent mettre une locomotive de plusieurs tonnes dans l’impossibilité de fonctionner. Les coiffeurs en colère, quant à eux, badigeonnent les boutiques de la ville avec du shampooing et de la crème à raser. Voilà qui est drôle et conduit le capitaliste et les charognards (les patrons) dans une m… noire. Et moi, je me marre, je me marre ! »
Il m’attrape soudain par le bras : « Le p’tit conseiller de Clemenceau, faut pas croire que j’ai pas vu ton p’tit jeu. Le sabotage a été adopté dans la motion que j’ai présentée au Congrès confédéral de Paris en 1900 et je m’apprête à écrire un livre là-dessus. Je ne suis pas prêt à renoncer à cela non plus. Tes mouchards de la police ne pourront rien contre cela. Le sabotage bloque tout et il est impossible de retrouver les coupables. C’est l’arme idéale du prolo en colère. »
On n’arrête pas Emile Pouget. On n’arrête pas cette énergie en marche, ce champion de l’organisation révolutionnaire et du verbe haut, ce polémiste redoutable.
La conversation s’achève, je n’ai rien obtenu du leader syndical.
Si… quelques exemplaires dédicacés du Père Peinard que je lirai en cachette dans mon bureau du ministère, le sourire aux lèvres en repensant aux cinquante nouveaux mots d’argot appris aujourd’hui.