« Il paraît qu’il boit ! » Le Président a entendu la terrible phrase. Beaucoup plus fort qu’un chuchotement et suivi d’un ricanement : les deux élégantes croisées ce matin lors de sa promenade matinale avaient oublié toute discrétion et leurs propos étaient destinés à faire mal. Fallières a passé son chemin, faisant mine de ne pas avoir entendu. Machinalement, il a porté la main à son chapeau pour saluer mais sans pouvoir regarder les deux effrontées aux yeux moqueurs.
Ce soir, la gorgée de vin de Loupillon, servi en l’honneur de sa province natale, dans une soirée à l’Élysée, prend un goût bien amer. Armand Fallières, Président de la République, n’écoute plus la conversation autour de lui. La caricature qu’il a découvert dans la presse de ce soir, le concernant, l’obsède autant que la pénible rencontre de ce matin.
Il réalise que les caricatures que l’on fait de lui ne sont pas aussi innocentes qu’il n’y paraît. A force de le représenter une ou deux bouteilles à la main, de comparer son corps trop gros avec celui d’une barrique, d’ajouter du rouge à son visage bien rempli, les dessinateurs ont fini par accréditer l’idée que le Président savait lever le coude voire avait un vrai problème avec l’alcool.
Depuis combien de temps parle-t-on dans son dos ? Qui plaisante de cela ? Des amis parlent-ils trop ? Cela va-t-il atteindre son épouse Jeanne qu’il souhaite préserver ? Il imagine le caricaturiste fignolant son œuvre : le salaud ! Pourquoi cette envie de salir ?
Armand Fallières repense à ce haut fonctionnaire qui l’imitait, il y a quelques années, pendant une réunion, en reprenant son accent caractéristique du Lot-et-Garonne et qui faisait rire toute une assemblée de chefs de bureau bien peignés, parisiens jusqu’au bout des ongles, sans se rendre compte qu’il passait à ce moment dans le couloir et qu’il entendait tout. Il imagine que ce chef de service a dû, depuis, enrichir son petit numéro en ajoutant toutes les blagues que l’on peut faire sur un alcoolique célèbre.
Ah ces Parisiens ! Ce soir, il les hait. Précieux, snobs, obséquieux en face, moqueurs dans le dos. Méprisants vis à vis de tous ceux qui sont nés au-delà des boulevards des Maréchaux. Ne supportant pas de voir arriver au pouvoir des hommes de toutes les régions de France, portés par un scrutin républicain qui favorise les départements agricoles.
On ne peut l’attaquer sur ses valeurs, sur son excellente connaissance de la machinerie parlementaire, sur sa capacité à bien choisir les Présidents du Conseil et à les aider judicieusement dans la composition de leurs ministères. On ne peut blâmer son ardeur inlassable à asseoir la Triple Entente, à renforcer les liens avec tous les pays qui peuvent protéger la France contre l’Allemagne. On ne peut donc toucher l’homme politique. La meute se déchaîne dès lors contre l’homme privé. La liberté de la presse, le désir des journaux de vendre à tout prix, la soif d’un public qui aime voir les puissants rabaissés, font le reste.
La gorgée de Loupillon passe difficilement ce soir. Trop vert ce cru, amer, il racle la gorge. Il finit par faire mal au ventre.
« Ce vin est un tord-boyaux ! » finit par s’exclamer le Président en reposant son verre avec fracas.
« Donnez-moi de l’eau ! » ajoute-t-il furieux. Le maître d’hôtel s’approche en s’inclinant et lâche sur un ton faux de vile soumission : « Vous êtes sûr, monsieur le Président ? «
Armand Fallières toise l’impertinent, avec un regard qui oublié toute sa bonté habituelle et complète d’une voix sourde, pleine de colère froide et contenue : «Oui, cher monsieur. De l’eau, je vous prie. Et, s’il vous plaît, arrêtez de lire la mauvaise presse. »
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“Il y a 100 ans. 1910″
Cette réputation de bon vivant et fort buveur le poursuit depuis quelques temps.
Témoin un extrait de cette ôde datant d’une dizaine d’années, à l’époque où Armand Fallières était président du Sénat.
Toujours ce fameux Loupillon !
Esprit fin, causeur agréable,
Il sait tenir sa place à table :
D’une terrine de Nérac,
S’accomode son estomac.
Ce qu’il adore, à la campagne,
C’est une coupe de Champagne,
Et surtout, en toute saison,
Le petit vin de Loupillon.
C’est à Loupillon qu’il se montre aimable
Pour tous les amis entourant sa table,
Et pour eux, toujours, le couvert est mis :
Il en attend un, mais il en vient dix,
Ce qui réjouit l’excellent Fallières,
L’homme sans façon, aux douces manières.
Il en est de même au beau Luxembourg,
Qui de Loupillon n’est que le faubourg.
-Tête de Pipes-
Portraits de l’Agenais
Albert de Simorre (1900)
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@ Olivier : Fameux !
Et s’il avait eu dans son environnement un ministre du nom de « Boire l’eau »,
la face du monde eût-elle été changée ?
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Très ambigu, votre petit papier…
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