16 septembre 1908 :  » Toute la ville est folle de mes jambes ! « 

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La chanteuse de cabaret Claire Waldoff

Walther Rathenau tient parole, il me parle avec gourmandise de son Berlin méconnu.

 » A chaque fois que vous commencerez à vous faire une idée générale de Berlin, vous vous apercevrez, au bout d’un moment, qu’elle méritait d’être nuancée ou qu’elle n’était qu’illusion.

Les grands monuments comme notre Reichstag ? Même les Berlinois en rient. Ce dernier est appelé par beaucoup « le corbillard de 1ère classe ». L’Empereur lui-même qui voulait pourtant que l’architecture de la capitale soit le reflet de son pouvoir, s’exclame parfois en regardant le bâtiment :  » Mais c’est une cage pour les singes de l’Empire ! « .

La fréquentation des grandes allées du « Berlin monumental » peut vous faire oublier que cette ville reste aussi celle d’un petit peuple nombreux, travaillant dans l’industrie textile, la métallurgie ou la chimie. Plus récemment, grâce notamment à l’action de mon groupe AEG, des usines produisant de l’électricité se sont aussi installées. Inutile de vous dire que ces prolétaires ne vivent pas dans des palais ! Ils prennent abris dans un Berlin qui s’étend à perte de vue dans des logements souvent sans toilettes ni salle de bain, peu chauffés. Ils s’entassent à plusieurs familles dans ce que nous appelons des « casernes locatives » qui sont une honte pour notre ville.

A côté de cette métropole qui « souffre », vous avez cependant le Kurfüstendam, Schöneberg, Fridenau qui sont autant d’endroits cossus réservés à la bourgeoisie et aux fonctionnaires dirigeants l’Empire. Ces lieux sont des « havres de paix » comme vous dites en français ; ils peuvent prendre la forme de cités jardins.

Autrement dit, ne vous faites pas une idée trop définitive de Berlin. C’est une ville ouvrière et une ville bourgeoise. Le tout s’étend sur plus de 3000 kilomètres carrés et comprend plus de quatre millions d’habitants !

En matière politique, Berlin est loin d’être la capitale soumise aux moindres désirs de l’Empereur. Guillaume II s’écrit souvent : « Cette ville, il n’y a décidément rien à en tirer ! ». En effet, elle ne cesse d’envoyer des députés de l’opposition SPD au Reichstag. Ses journaux éditent caricatures sur caricatures du pouvoir en place. Autrement dit, quand je lis dans les journaux français que l’Empire allemand est un bloc monolithique, je ris de bon coeur.

Pour la culture, Berlin n’a rien aussi à envier aux autres capitales les plus « en pointe ». Certes, vous croyez avoir tout compris quand vous assistez à un spectacle « officiel » ou quand vous allez dans nos musées qui ont utilisé une partie de l’indemnité de guerre versée par la France après la guerre de 1871 pour acheter des oeuvres connues venant de toute l’Europe. Vous vous dites : « Berlin, capitale de l’Art classique » .

Eh bien, vous n’y êtes pas. Berlin a fait, comme Vienne, sa sécession. En 1898, il y a dix ans déjà, une petite centaine d’artistes a refusé de présenter ses oeuvres dans les salons officiels. Des toiles représentant des scènes de rues « chaudes » de la capitale ont eu beaucoup de succès auprès d’un public qui en a assez des tableaux officiels rappelant les grandes batailles et les couronnements du monde germanique.

Vous m’avez compris, Berlin, c’est tout et son contraire. Une ville bourgeoise et prolétaire ; une capitale d’Empire et un lieu d’opposition au Régime ; une culture officielle… battue en brèche par des artistes qui aiment s’encanailler ; des spectacles mondains qui cachent mal des cabarets enfumés à l’ambiance endiablée qui rivalise avec celle de Montmartre. »

En écoutant Walter Rathenau me parler ainsi de façon passionnée de « sa » ville, je pense au dernier spectacle que nous sommes allés voir avant de partir. Claire Waldoff était sur la scène du Cabaret des Tilleuls. Des mimiques tordantes, une voix gouailleuse, une grande tendresse pour décrire le monde de façon drôle et poétique. Ses chants étaient repris en coeur par l’assistance nombreuse et insouciante. Dans cette atmosphère chaleureuse et complice, le public attendait ses bons mots. La petite et délicieuse bonne femme a lancé, du haut de son mètre quarante-sept, dans l’hilarité générale :  » Tout Berlin est fou de mes jambes ! « .

Une autre Allemagne, bien loin de celle décrite par les livres d’histoire de nos écoles communales. Une Allemagne que la France pourrait aimer, à condition de faire un petit effort…

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