Saint-Nazaire, la gare, 1900
Il s’appelle Aristide, elle porte le prénom de Jeanne. Ils s’aiment passionnément comme on peut éprouver un amour fou quand on n’a pas trente ans. Dans les rues de Saint-Nazaire, sur la plage, dans les bois de pins… ils s’embrassent passionnément. C’est une jolie blonde potelée, c’est un beau brun qui parle bien et qui la fait beaucoup rire.
Une belle histoire ?
Elle devient un vrai cauchemar.
En fait, elle est mariée à un autre -mari trompé, mari jaloux – et son père est un entrepreneur de travaux publics très connu dans la région.
Lui, c’est un jeune avocat sans le sou, issu d’un milieu très modeste.
Les amants sont découverts un chaud 1er mai 1891 dans les bras l’un de l’autre et l’affaire est portée devant la Justice.
Jeanne est priée de s’éloigner du jeune homme qui voit sa carrière d’avocat brisée. Nous assistons dès lors à un -triste- vaudeville et à une affaire judiciaire à rebondissements. Le milieu bourgeois dont est issue Jeanne fait durement payer au jeune « impudent » Aristide sa liaison coupable. Les gazettes locales s’enflamment, les cafés, les dîners en ville, ne parlent plus que de cela.
Mois après mois, Aristide se défend, contre-attaque. Il est dos au mur, au chômage, n’a plus d’argent et seule sa combativité intacte lui permet d’éloigner les idées de suicide.
Il fait appel d’un premier jugement, va jusqu’en cassation. Il a raison, la Justice ne peut rien prouver. Ses moments de bonheur avec Jeanne ne méritent ni une telle publicité ni une telle sanction.
Les témoins de la scène du 1er mai 1891 finissent par se rétracter (« à cette distance, on ne voyait pas grand chose, Monsieur le Juge ! « ) et les plaintes de la famille de Jeanne sont dès lors retirées. La Cour d’appel de Poitiers acquitte définitivement les prévenus considérant que le dossier est vide. A la fin de l’audience, le Président prend à part Aristide et lui glisse : « Mon cher maître, ce que vous avez fait, nous l’avons tous fait … »
Vingt ans après.
Nous sommes en 1908. Aristide s’est fait un nom. C’est Monsieur Briand, Garde des Sceaux, ministre de la Justice réformateur, audacieux, redoutable stratège. Homme de gauche, partisan du dialogue avec les syndicats, c’est un poids lourd du gouvernement. Il parle toujours très bien et sait enflammer les foules ou convaincre une Chambre souvent difficile à manier.
Aristide Briand ; la « Belle Otero »
Il a toujours beaucoup de charme et plaît aux dames. Il n’est pas marié et on ne lui connaissait jusqu’à présent que des liaisons de passage. On prétend qu’il a connu la belle Otero, cette vedette du demi-monde qui a séduit tant de personnages de premier plan.
Aujourd’hui, c’est plus sérieux. Aristide Briand s’affiche avec la comédienne pleine de talents Berthe Cerny. Ils se voient régulièrement dans la belle demeure de l’actrice à Saint-Cloud. Ils vivent presque ensemble.
Il est heureux, enfin.
Porté par le regard admiratif de Berthe qui vient écouter ses discours à l’Assemblée, Aristide oublie enfin l’aguichante Jeanne de sa jeunesse pauvre, la triste histoire de Saint-Nazaire. Il oublie qu’on a voulu le briser, lui qui n’avait pas de relations, pas d’appuis en hauts lieux. Il oublie cette haine d’une bourgeoisie de province contre un jeune avocat sorti du rang et osant séduire une jeune femme issue d’un milieu riche et établi. Il oublie les cancans qui salissent, les regards des bien-pensants qui se détournent, les insultes qui abaissent. il oublie cette justice locale au service d’une classe, ces juges qui refusaient de voir qu’ils n’avaient aucune preuve solide contre lui.
Il était à terre, il s’est relevé. Il a grandi, est devenu fort. Son poste au gouvernement est prestigieux, il a tous les honneurs publics.
Vingt ans après, il a droit aussi au bonheur privé. Ne doutons pas que les beaux yeux de Berthe vont le porter encore loin.
La comédienne Berthe Cerny n’a d’yeux que pour A. Briand