L’amiral Alfred von Tirpitz, le tout puissant patron de la flotte allemande
Rencontre avec une légende vivante. Nous entrons, l’ambassadeur Cambon et moi, dans le salon de l’hôtel Victoria où doit se dérouler la négociation avec l’amiral Tirpitz, commandant la flotte allemande.
L’homme est de dos, seul, debout face à la fenêtre. On ne le voit, de prime abord, qu’en contre-jour, sa haute taille disparaissant dans un grand manteau de feutre bleu d’officier supérieur. Il se retourne d’un coup et dans un excellent français, s’exclame d’une voix de stentor : » Voilà donc mes négociateurs secrets ! Je vous en prie, prenez la peine d’entrer ! »
Il nous fait asseoir avec un geste de grand seigneur. Passe distraitement sa main dans sa longue barbe qui a contribué à le rendre célèbre dans le monde entier.
Le reste de la conversation a lieu en allemand. Je traduis donc.
» Résumons la situation. Trois légionnaires d’origine allemande, en service dans un régiment français stationné à Casablanca, ont déserté. Ils ont trouvé refuge auprès de notre consulat sur place.
Les autorités françaises souhaitent que ces hommes leur soient remis, ce que refuse le diplomate de mon pays. Le tout provoque donc un incident entre nos deux nations. »
Jules Cambon : » Monsieur l’amiral, c’est tout à fait cela et nous avons souhaité cette rencontre discrète avec vous. Nous pensons que vous pouvez peser fortement auprès des différents lieux de décisions berlinois pour arriver à un compromis acceptable réglant ce différend. »
Tirpitz : » Ecoutez, le consul allemand est un crétin (il prononce le mot en français). Au niveau du droit international, nous nous sommes mis dans notre tort. Nous n’avons pas à héberger des déserteurs engagés régulièrement par une armée étrangère. Donc, si un arbitrage a lieu entre nos deux puissances, l’Allemagne sera désavouée. Ainsi, nous perdrons la face, ce que nous ne voulons à aucun prix. »
Moi : » Je vous propose un stratagème. A une date que nous déciderons ensemble, vous tenterez de faire embarquer les trois légionnaires dans l’un de vos navires. Notre police militaire s’y opposera et pourra reprendre les trois déserteurs. »
Tirpitz : » Monsieur le conseiller, je ne vois pas bien ce que nous y gagnons ? »
Moi : » Au moment de l’arrestation des légionnaires, on pourrait imaginer que notre police militaire fasse usage d’une force disproportionnée (quelques échanges de coups, la menace d’un revolver) et donc d’un manque de respect de l’immunité diplomatique du consul ou de ses représentants. La France violerait donc, à son tour, les règles internationales et le futur arbitrage qui serait demandé entre nos deux pays conduirait dès lors à une sentence équilibrée, ne faisant perdre la face à aucun des deux pays. »
L’amiral Tirpitz et l’ambassadeur Cambon me regardent bouche bée.
» Mais c’est un petit malin votre conseiller ! » s’esclaffe l’amiral. » Votre plan digne d’un de vos albums français des « Pieds nickelés » me va tout à fait. »
Si je résume, par cette tentative d’embarquement ratée, on se débarrasse des trois légionnaires dont ne savons que faire. Vous les récupérez par la force. La presse et les parlements de nos deux pays crient au scandale. Nos gouvernements, pour calmer le jeu, demandent un arbitrage international. Et au final la Cour rend un jugement blâmant également les deux pays sans en humilier un seul.
C’est assez bien vu. Il faudra bien suivre cette affaire pour qu’il n’y ait pas d’autres dérapages mais je veux bien tenter le coup.
Il va être très amusant d’organiser tout cela. »
L’ambassadeur Cambon, l’homme des longues négociations, ne s’attendait pas un tel brusque coup de poker de ma part. Pour le rassurer, je lui indique avoir vu tout cela avec G. Clemenceau avant de partir.
Nous fixons ensemble la date du 25 septembre pour le « transfert musclé » des légionnaires.
L’amiral Tirpitz sort trois coupes et une bouteille de Champagne : » Fêtons ce compromis. Dans cinq ou six ans, quand la flotte allemande sera devenue la meilleure du monde, je cesserai de me soumettre à ces règles de droit international idiotes qui entravent la légitime volonté de puissance du Reich. Vous êtes prévenus.
En attendant : buvons ! «
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