31 janvier 1908 : Le Golem de Prague

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Le Rabbin Löwe et le Golem

 » La nuit tombe sur Prague. Nous sommes il y a bien longtemps, un peu après le moyen âge. Le rabbin Löwe, érudit brillant, respecté de tous, gardien de la communauté juive, se glisse furtivement dans le sous-sol de sa synagogue.

Une créature inanimée, faite d’argile et de boue venant des rives de la Vltava attend les ordres de son maître. Elle est immense, monstrueuse. Elle peuple les cauchemars des enfants et effraie les plus grands. C’est un « Golem ».

L’homme d’église s’approche du monstre et prononce le mot hébreu magique « Shem ».

Le Golem se redresse alors , déploie sa taille gigantesque, monte les escaliers quatre à quatre et quitte l’édifice sacré pour accomplir sa mission : découvrir les crimes de la ville et les prévenir.

Il accomplit cette tâche noble chaque soir et s’en retourne, devoir accompli, auprès de son maître au petit matin. Le rabbin lui ôte la vie durant la journée, avant de l’éveiller à nouveau le soir à l’aide d’un « Shem », aussi efficace que mystérieux.

Une veille de Sabat, le rabbin doit toujours ôter la vie au Golem. Oubli, négligence ? le rabbin laisse pourtant cette fois-ci le Golem animé.

Le monstre qui n’a pas l’habitude de l’éveil le jour de Sabat dévaste tout sur son passage. La maison du rabbin est sur le point d’être réduite en miettes quand l’homme d’église, alerté par le bruit des destructions opérées, se précipite sur sa créature infernale.

Affolé, il prononce le mot « Shem » destiné à immobiliser le Golem définitivement.

Depuis, on prétend que le tas de boue et d’argile qui se trouve toujours dans la cave de la synagogue de Prague, cache le fameux Golem. Il ne demande qu’à revivre si un rabbin prononce à nouveau le bon mot magique  »

Bravo, belle histoire ! Mes amis Praguois qui m’accueillent ce soir, ont du talent pour donner à leur ville une dimension légendaire.

Ce Golem ! Est-ce le signe d’une Humanité pleine d’apprentis sorciers (les savants, les ingénieurs … ) qui ne maîtrisent plus leur création ? Ou doit-on y voir le protecteur d’une communauté juive craignant une persécution qui s’est déjà produite dans d’autres capitales européennes ?

Le Golem renvoie sans doute à nos rêves d’enfant d’une Justice parfaite, toute puissante, directement guidée par une main divine et irréprochable. Les bons se rassurent, les méchants tremblent. Nous sommes dans un monde manichéen…mais tellement plus simple et finalement rassurant que celui qui nous entoure réellement en ce début de XXème siècle.

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Les tombes du vieux cimetière juif à côté de la Synagogue Vieille-Nouvelle de Prague

30 janvier 1908 : Dîner chez le banquier Brod

Lors d’un déplacement professionnel, il est toujours agréable de fuir la chambre d’hôtel anonyme et de répondre à l’invitation de nouveaux amis, ravis de faire découvrir « leur ville ».

Le correspondant à Prague de l’ambassade de France à Vienne m’a permis d’entrer en contact avec Adolf Brod, riche banquier juif, directeur de l’Union-Bank.

Les échanges dans son bureau, cet après-midi, ont effectivement duré plus longtemps que prévu. Il m’a exposé la situation économique de la Bohême, ses liens qui se distendent avec le pouvoir viennois. Il m’a longuement parlé du positionnement des bourgeois juifs praguois, proches des Allemands et souvent peu aimés des Tchèques.

Constatant que je n’avais pas d’obligations pour la soirée, il m’a ensuite proposé de partager un moment, chez lui, avec sa famille. J’ai accepté avec joie cette occasion unique de découvrir Prague « de l’intérieur ». Ma bonne connaissance de l’allemand, qui m’avait déjà beaucoup servi à Vienne, m’ouvre ainsi de nouvelles portes.

Outre son épouse, Adolf Brod dîne ce soir avec son fils Max, fonctionnaire à la Poste et un ami de son fils, Franz Kafka, jeune employé aux Assurances Generali.

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Les deux jeunes amis, Franz Kafka et Max Brod

A table, curieux, je bombarde de questions les deux jeunes gens âgés de 25 ans à peine. Ils me parlent de leurs journées de travail dans de grosses administrations ennuyeuses, de leur joie de se retrouver en fin de journée pour fréquenter des lieux comme le Café Louvre de la rue Ferdinand ou le salon de Berta Fanta, sur la Place de la Vieille Ville. On y parle, me disent-ils, de Kant, de Hegel, de littérature ou de politique. On peut y écouter de la musique de salon deux fois par jour (les Praguois sont d’excellents musiciens et pratiquent presque tous un instrument).

Le jeune Franz Kafka va reprendre ses études et espère ensuite intégrer une administration publique chargée de gérer les accidents du travail. Il pense que l’avenir se trouve dans les assurances sociales qui ne manqueront pas de se développer. Il faudra, m’indique-t-il, assurer des pensions aux vieux et proposer des aides importantes pour que tous les malades puissent se soigner (je me fais la réflexion que tout cela va coûter un argent fou !).

Guère passionné par le sujet des assurances sociales …surtout à une heure tardive, j’oriente la conversation sur la littérature. Les deux garçons deviennent alors intarissables. Franz, au regard sombre mais rayonnant d’intelligence, me décrit tout ce qu’il a lu récemment. Je lui demande s’il compte lui-aussi écrire un jour.

Son ami, un peu protecteur, répond à sa place :

 » Franz a un style unique, dépouillé. Il a beaucoup d’idées de nouvelles ou de romans ; des histoires souvent cauchemardesques mais passionnantes … »

Franz l’interrompt doucement et me glisse que je ne lirai sans doute jamais rien de lui.

 » Si j’écris, c’est pour moi. Je jette souvent mes manuscrits,  je les trouve mauvais … »

Je lui propose pourtant de correspondre par lettres quand je serai rentré à Paris. Il accepte avec son demi-sourire de timide, en passant sa longue main dans ses cheveux très noirs.

Je vais ainsi pouvoir entretenir mon allemand en lisant quelqu’un qui rédige bien !

29 janvier 1908 : Prague, ville allemande ou tchèque ?

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Prague, le Pont Charles

Ville de mélanges, ville de mystères.

Mélange des cultures allemandes, juives, tchèques; luttes de la Réforme, victoire de la Contre Réforme.

Capitale prospère d’une Bohême multiple, industrielle au nord, rurale vers l’Egerland, aride parfois mais plus souvent couverte de forêts ou de champs soigneusement entretenus.

Entrée dans une ville où les anciens racontent toujours les mystères du moyen âge, évoquent tristement des disparitions jamais élucidées, prédisent avec effroi des apparitions fantastiques …

Prague se perd dans ses contradictions, Prague nous perd dans ses vents, dans ses brumes. Nos pas s’effacent dans la neige du pont Charles quand nous quittons la Vieille Ville pour Malà Strana. Le souffle glacial de la bise nous enlace par dessus une écharpe trop vite nouée, un Saint Philippe Benitius bienveillant et statufié nous presse de rejoindre l’autre rive. Le fleuve Vltava continue à séparer largement la ville comme le symbole d’une fracture définitive entre les riches bourgeois et les miséreux, entre les germanophones et les slaves.

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Ma mission : rendre compte de la situation tchèque à G. Clemenceau. L’Empire austro-hongrois peut-il compter sur cette partie de son territoire ? Les Praguois restent-ils de loyaux sujets de l’Empereur et feront-ils de bons soldats en cas de conflit ?

Quelques jours seulement pour sentir un peuple, des moments trop brefs pour rendre compte d’une situation complexe. Le ministre veut un rapport qui confirme ou dément les notes de notre ambassadeur à Vienne.

Les Allemands qui ne constituent plus que 7 à 8 % de la population vont-ils s’effacer définitivement et laisser le pouvoir aux Slaves ? Ou vont-ils continuer à tenir le haut du pavé, fiers de leur culture dispensée dans une Université séparée de celle des Tchèques ?

Elite élégante, avide de concerts, d’oeuvres d’art, propriétaires de mines, directeurs de banques , les Allemands ont « fait » Prague en partie à leur image.

La population tchèque, de plus en plus nombreuse, ne supporte plus de voir sa langue méprisée, ses traditions ignorées. La municipalité lui appartient désormais et les noms allemands de rues ou de places sont progressivement remplacés par leurs équivalents slaves.

Qui va l’emporter ? La force numérique d’un côté, la puissance financière de l’autre ; une culture germanique avec Schiller et Goethe ou les Frères Grimm à ma droite, un folklore slave qui renaît à ma gauche.

Notre ambassadeur à Vienne présente Prague comme la preuve vivante que l’Empire d’Autriche  demeure une « prison des peuples ». Il me reste trois jours pour me faire une opinion.

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Prague, 1900.

24 janvier 1908 : Je me fâche avec un fou d’aéroplanes

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Un essai de vol d’Henry Farman

Dès le début, j’ai vu que c’était un « casse pieds ». Nous surnommons ainsi les nombreux personnages qui essaient de se faufiler au plus près du ministre Clemenceau pour lui soutirer un conseil, des recommandations, des crédits ou un appui lors d’un vote à la Chambre.

G. Clemenceau n’a guère de temps pour répondre à ces multiples sollicitations et charge ses collaborateurs proches – cela tombe souvent sur moi, je trouve – de recevoir chacun avec les honneurs dus à son rang.

Cet après-midi, à peine revenu de Bruxelles, je pensais avoir une fin de journée studieuse, sans rendez-vous. Ma secrétaire, navrée de me décevoir, m’a dit qu’un homme très poli attendait dans l’entrée du ministère, patient, prêt à m’expliquer sa venue en cent mots ou en trois heures, suivant le temps dont je disposais.

Son nom m’a intrigué : Henry Deutsch de la Meurthe. A quoi pouvait-il ressembler avec un nom pareil ?

Henry Deutsch de la Meurthe.jpg H.Deutsch de la Meurthe

En fait, j’avais affaire à un passionné de machines volantes. Riche industriel (son père a commencé dans les huiles végétales et a agrandi sa fortune avec le raffinage du pétrole), il soutient actuellement, financièrement, toutes les initiatives pour faire quitter le sol à des appareils plus lourds que l’air.

Il me parle de Henry Farman qui a fait décoller son aéroplane sur un kilomètre, à Issy les Moulinaux, il y a une dizaine de jours.

 » – Il faut que vous preniez contact avec ce Farman avant qu’il aille proposer ses services ailleurs qu’en France

-G. Clemenceau est effectivement très intéressé par le progrès technique, surtout s’il peut avoir une application militaire. Nous pourrions envisager une … décoration pour ce Monsieur Farman.

– Vous plaisantez, j’espère. Les champions d’automobiles (que je soutiens aussi) et les pilotes de machines volantes sont tous des aventuriers, des casse-cou, qui se moquent de vos breloques.

– Mais que voulez-vous ? de l’argent ?

– La conception des appareils -souvent des modèles uniques – réalisés par Gabriel Voisin, revient fort cher. il faudrait que l’armée ou un autre ministère puisse prendre le relais.

– Vous imaginez la tête des parlementaires si on leur propose de financer dans le cadre du budget de la France, des machines volantes qui décollent une fois de temps en temps ?  »

Argument massue, à la limite de la mauvaise foi (le budget comprend d’autres postes de dépenses moins respectables que les expériences de M. Farman).

Mon interlocuteur me regarde peiné, navré. Je sens qu’il va « décoller » de mon bureau plus vite que prévu.

Nous nous serrons la main. Il me glisse cette dernière phrase, assassine :

 » M. Farman va partir dans quelques mois aux Etats-Unis; là-bas, les ronds de cuir croient aux machines volantes et sont prêts à sortir quelques milliers de dollars pour que les prochaines expériences de vol se déroulent sur leur territoire.

Savez-vous comment on voit le sol, vu d’un appareil « Voisin » ?

(je ne sais quoi répondre)

En tout petit ! …Et les fonctionnaires, comme vous ? Ils deviennent des fourmis insignifiantes ! »

23 janvier 1908 : Deux jours à Bruxelles

Deux jours à Bruxelles. Il s’agit de continuer à tisser des liens de confiance avec les dirigeants de ce pays neutre protégeant notre frontière nord.

Les deux généraux (dont Joffre) qui m’accompagnent, multiplient les rendez-vous avec l’Etat major belge. L’aspect très technique des réunions et donc la faible valeur ajoutée que j’y apporte comme civil, me permet de m’éclipser et de me promener, le nez au vent, dans cette ville splendide.

La ville, dans sa partie haute, abrite une population aisée de langue française. Pour sa part, le centre ancien parle plutôt flamand et reste populaire, les ouvriers y croisent les artisans.

Pour faire oublier cette division spatiale et sociale, des architectes de grand talent ont bâti des maisons, des immeubles ou agrandi le Palais royal en mettant en oeuvre les principes de l’Art nouveau.

L’Hôtel Tassel de Victor Horta. A l’intérieur des créations d’Horta, le fer forgé et la fonte se mélangent et se plient en arabesques infinies, se perdant dans des espaces de vie baignés de lumière:

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Le Palais Stoclet de Joseph Hoffmann, en voie d’achèvement :

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Mais le moment unique a été notre visite privée dans la demeure royale où nous avons pu nous retrouver avec quelques diplomates, pour admirer ces magnifiques Serres royales de  Laeken, d’Alphonse Balat. Obligé de me débattre professionnellement dans les méandres de l’Administration française pour faire prévaloir la volonté de G. Clemenceau, j’ai pu méditer la phrase favorite de ce grand architecte, épris de lumière et de légèreté :

« Simplifiez, simplifiez encore, simplifiez toujours et quand vous aurez tout simplifié, vous n’aurez pas encore assez simplifié. »

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Les Serres royales de  Laeken, d’Alphonse Balat

22 janvier 1908 : Isadora Duncan, reviens, la France t’attend !

Isadora Duncan ggbain 05654.jpg Isadora Duncan

Il y a des artistes que l’on regrette. Des talents qui ont quitté la France pour se faire applaudir sur des scènes prestigieuses à Berlin, Moscou ou aux Etats Unis.

Isadora Duncan a laissé dans nos esprits un souvenir unique. Dans le salon de Marguerite de Saint-Marceaux (que nous appelons tous « Meg »), nous sommes plusieurs à nous proposer de lui écrire pour l’inviter à revenir.

Les riches Parisiens, par goût ou par snobisme, se tiennent prêts à satisfaire ses moindres désirs pour la revoir s’élancer, pieds nus, dans des figures de danses grecques ou inventer de nouveaux gestes lents et gracieux sur un air de Ravel.

Isadora veut réinventer la danse, changer la société par l’Art, répandre universellement la joie de vivre par les mouvements rythmés d’un corps que la maturité n’alourdit pas.

Nous repensons à ses débuts dans le salon de Meg, il y a quelques années, en 1901 je crois. Très jeune, naïve, pleine de fraîcheur et d’humour. Elle enchantait la soirée avec des danses de gestes que nous n’avions jamais vues, une chorégraphie très originale qu’elle nous expliquait ensuite avec son délicieux accent américain.

Nous avons tous tremblé pour elle, à ses débuts sur une scène publique, au Théâtre Sarah Bernhardt. J’ai fait parti des lecteurs du Figaro qui ont protesté contre les articles très tièdes qui ont accueilli sa prestation.

Puis est venu le temps du succès. Elle n’avait pas assez de soirées pour répondre à toutes les invitations des princesses, des duchesses ou des scènes à la mode.

A ce moment, ses idées se sont affirmées. Elle voulait créer un école pour transmettre ses découvertes révolutionnaires sur la danse. Pas forcément en France. D’où son idée de partir, de découvrir d’autres salles, d’autres publics, de faire de nouvelles rencontres.

Isadora nous manque. Les Russes l’ont boudé, les Américains, ses compatriotes qu’elle a rejoints, l’ignorent et lui infligent des salles vides. Les dames de la « bonne société » allemande, s’offusquent de ses idées sur le mariage … mais qu’elle s’en aille, qu’elle quitte ces vieilles revêches, qu’elle abandonne ces sociétés sclérosantes !

Reviens petite princesse grecque ! Reviens nous enivrer de tes sarabandes endiablées, charme-nous de tes sauts de chat, fais revivre pour nous les dieux de l’Olympe, perds-nous dans cette Nature dont tu connais tous les rythmes, rejoins-nous d’un bond de grand fauve dressé par toi !

Isadora, reviens, la France t’aime et t’attend !

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Isadora Duncan

19 janvier 1908 : Ski à Briançon : enfin une école militaire où l’on s’amuse !

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Encore un sport qui nous vient des militaires : le ski !

Au départ, une idée simple. Un capitaine inventif, François Clerc, du 159ème régiment d’infanterie alpine de Briançon, tente de remédier à l’isolement des postes de haute montagne en dotant ses soldats de paires de skis achetées en Norvège.

La volonté de l’état major de ne pas se faire distancer par l’armée italienne qui équipe aussi ses troupes de montagne, fera le reste.

Dès lors, une école militaire de ski se crée à Briançon et forme chaque année plusieurs dizaines de chasseurs alpins.

Ce sport difficile – il demande un vrai sens de l’équilibre – commence à devenir populaire. Le préfet des Hautes Alpes nous indique dans un rapport, qu’un concours de ski entre militaires a eu un grand succès public dans son département, l’an dernier.

Les habitants des vallées et des plateaux de Savoie et de l’Isère essaient ces drôles de planches en se dirigeant avec un long bâton. Les uns en font un usage utilitaire, pour aller d’un village à un autre ou descendre plus vite à la ville. D’autres commencent à lancer un sport qui attire déjà – il fallait s’en douter – quelques parisiens amateurs de sensations fortes.

Un ami qui a fait son service militaire dans l’infanterie alpine me confie que l’aspect le plus pénible du ski n’est pas la chute – dans la neige bien poudreuse, il y a souvent plus de peur que de mal – mais le fait d’avoir à monter la pente avant de pouvoir la redescendre. Des heures d’ascension, d’effort et de transpiration pour quelques minutes de descente glissée et grisante.

Je pense que ce problème de la remontée restera un obstacle à l’extension de ce sport. Le goût de l’effort s’émousse beaucoup après le service militaire !

18 janvier 1908 : Peut-on lutter contre l’or rouge et la fée verte ?

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« L’Ame du Vin » de Carlos Schwabe

« Car j’éprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux. »

« L’Ame du Vin » de Baudelaire

Ces quelques vers de Baudelaire montrent bien toute la difficulté de faire la part des choses, en France,  entre le vin, source d’un plaisir raffiné et la boisson à l’origine d’une part de l’alcoolisme.

G. Clemenceau s’est exclamé devant des parlementaires : « la question posée par l’usage et l’abus de l’alcool n’est autre que le problème social tout entier ».

En fait, avant de faire baisser la consommation de vin, produit culturel français par excellence, il faudrait d’abord s’attaquer à l’absinthe, alcool violent,  » qui rend fou « , comme le répètent les ligues anti-alcooliques qui demandent rendez-vous sur rendez-vous à mon Patron.

La plante d’absinthe provoque, selon les médecins, toujours très écoutés par G. Clemenceau, des hallucinations voire des convulsions. Les ouvriers sortant de l’usine, les paysans après les travaux des champs, retiennent plutôt l’effet de bien-être, bienvenu après (pendant ?) une rude journée de travail. Cette sensation constitue pour eux un véritable piège et les fait sombrer dans une dépendance qui les diminue rapidement d’un point de vue physique.

Au delà de l’absinthe, il conviendrait aussi de surveiller le nombre croissant des débits de boissons et de supprimer le privilège des bouilleurs de cru.

Si les modalités de la lutte contre l’alcoolisme sont bien identifiées, l’adoption concrète des mesures se transforme, au fil des jours, en véritable parcours du combattant. Les viticulteurs ou les bouilleurs de cru ont de puissants relais à la Chambre et certains parlementaires ont même des intérêts dans les sociétés produisant de l’absinthe. Chaque proposition de loi est âprement débattue puis retirée, tout projet de décret génère une opposition puissante décourageant tout futur signataire.

Ainsi, l’or rouge (le vin fait la fortune du Bordelais), la fée verte -surnom de l’absinthe – ont encore de beaux jours devant eux avant qu’une véritable réglementation protégeant la santé de nos concitoyens voit le jour.

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Viktor Oliva :  » Le Buveur d’Absinthe « 

16 janvier 1908 : La France peut compter sur les Belges

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Le Palais Royal de Bruxelles

Sur le papier, il n’est pas ministre des affaires étrangères. Il se contente de la fonction de secrétaire général. Mais dans la réalité, c’est lui qui a la haute main sur la politique extérieure belge.

Le baron Léon van der Elst est venu s’entretenir aujourd’hui avec son homologue français, à Paris. Pour cette réunion qui porte sur les questions militaires, je représente G. Clemenceau et l’Etat major a détaché l’inspecteur permanent des écoles militaires, le général Joffre ainsi qu’un capitaine manifestement brillant mais inconnu, un certain Gamelin.

Comme représentant du Président du Conseil, j’oriente la réunion immédiatement sur les points que nous souhaitons éclaircir.

La Belgique voit sa neutralité garantie depuis 1839 par le traité de Londres. Si cette neutralité est respectée, notre frontière nord est garantie.

Pour autant, nous ne faisons guère confiance à notre voisin germain pour respecter cette règle internationale. Nos cousins belges seront-ils dès lors capables de contenir une invasion éventuelle ?

Le baron est convaincant dans son exposé. Il nous démontre longuement qu’avec une armée modeste mais décidée et bien entraînée, la Belgique peut opposer une résistance appréciable aux divisions de Guillaume II. Il évoque en outre les forts solidement armés surveillant la Meuse, le mouillage de mines dans le port d’Anvers ou la surveillance de tous les ponts dans le Limbourg.

Il insiste, en retour, auprès des militaires, pour que nos troupes ne livrent pas bataille en Belgique pour arrêter l’envahisseur dès les premiers jours du conflit, de peur d’indisposer les britanniques qui se posent en garants de la neutralité belge.

Je ne laisse pas Joffre réagir (je crains sa réaction spontanée de militaire partisan de l’offensive) et donne immédiatement cette assurance au nom de G. Clemenceau.

La suite de la conversation porte sur l’état des forces belges, leur équipement, leur formation. Je prends quelques notes et attends la fin de l’entretien, où il faudra aborder un deuxième point sensible, sans les militaires.

Au bout de deux heures, le moment fatidique arrive. Au niveau de la stratégie militaire, nous sommes sur la même longueur d’onde avec le royaume belge. Joffre et Gamelin repartent satisfaits et me laissent seul pour poser une question délicate :

 » – M. le Baron, le royaume compte-t-il prendre des mesures pour lutter contre l’évasion fiscale qui touche la France, au profit de la Belgique, depuis les réformes Caillaux (projet d’impôt sur le revenu …) ?

– Monsieur le conseiller, nos économies sont liées entre elles. Nous acceptons bien volontiers l’argent français officiel quand vous prenez possession d’une partie de la Société générale de Belgique ou que vous achetez des actions dans nos tramways ou nos réseaux électriques. Le royaume fait fructifier vos investissements, reconnaissez-le.

Dans le cadre d’un pays que nous voulons ouvert, l’argent français non officiel ne peut être soumis à contrôle. Le secret bancaire belge reste un principe absolu. ».

En réponse à cette affirmation, j’indique à mon interlocuteur que le Roi Léopold II devra donc attendre encore un peu avant d’être invité officiellement en France.

Devant le froncement de sourcil du baron, j’ajoute immédiatement que les visites privées royales pourront continuer, à Paris ou à Menton, comme à l’habitude.

Nous nous séparons ainsi bons amis.

Je pense qu’en cas de malheur, la France pourra compter sur les Belges.

15 janvier 1908 : Des HBM en nombre insuffisant pour loger les plus modestes

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Van Gogh, « Maisons vues d’en bas »

 Le logement ouvrier reste un sujet de préoccupation du gouvernement. Trop nombreuses sont les familles pauvres qui vivent -à plusieurs – dans des taudis.

L’intimité de chacun n’y est pas respectée. Quant à l’hygiène, elle est rudimentaire. De nombreux quartiers de Paris ou d’autres grandes villes sont ainsi des foyers de propagation de la tuberculose.

Depuis la loi Siegfried de 1894 et la création des Habitations à Bon Marché (HBM), des facilités de crédit et des immunités fiscales sont accordées aux sociétés qui construisent des logements à loyers modestes.

Depuis deux ans, les communes et les départements peuvent directement investir dans le secteur HBM, qui doit maintenant respecter des normes strictes de salubrité.

« Pour autant, ai-je mis dans mon rapport pour le ministre, rédigé aujourd’hui, les avancées sont trop modestes.

Il est riche d’enseignement de comparer la vitesse de construction des immeubles post-haussmanniens parisiens ou l’éclosion de cités jardin comme Le Vésinet et la lenteur de l’essor des sociétés HBM.

Le monde ouvrier n’attire pas l’entrepreneur du bâtiment, persuadé qu’il ne pourra pas en tirer un quelconque profit.

L’intervention directe de l’Etat et surtout des municipalités se révèle indispensable. »

Pour reprendre une expression de M. Viviani, détenteur du portefeuille du tout nouveau ministère du travail, si nous n’agissons pas vigoureusement, les ouvriers resteront des  » nomades qui campent aux bords de la ville et de la société « .

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Le maire du Havre, Jules Siegfried, cherche à promouvoir, dans sa ville, l’habitat social. Il est l’auteur de la loi qui porte son nom sur les HBM.

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