Pour le rencontrer, il ne sert à rien de courir les salons mondains. Les marchands d’art le voient peu, ses amis soulignent sa discrétion. Edouard Vuillard fuit le coup d’éclat, se méfie d’une notoriété qui lui enlèverait sa liberté.
G. Clemenceau qui m’a demandé d’intensifier mes rencontres dans le monde des artistes (« ces gens là voient mieux la réalité que nous ») et de lui faire des comptes rendus des grandes tendances du moment, m’a parlé de Vuillard comme d’un animal mystérieux et méconnu que je devrai poursuivre jusqu’au fond de son terrier.
Je suis donc allé chez ce peintre.
Ambiance bourgeoise, intérieur où le temps s’est arrêté. Vuillard vit avec sa mère. Il la peint quand elle coud, quand elle se lève pour servir le thé, quand elle lit. Il ne quitte plus cette relation qui rend inutile tout envol vers d’autres femmes.
Chaque objet du salon ou de la salle à manger prend de l’importance. Une table, des rideaux, une nappe. Le monde d’un Vuillard fétichiste se restreint à un intérieur chaud et rassurant. L’espace et le temps se fondent sur la toile de ses oeuvres dans des tâches de couleur suggérant les formes et imposant le bien-être comme une évidence.
J’ai pris le thé en silence. Il m’a semblé que toute question serait malvenue, comme un bruit inutile, rompant une harmonie secrète qu’il m’appartenait de deviner.
Quand le soir est venu, j’ai pris congé de mes hôtes. La mère m’a raccompagné, souriante, humble. Quelques craquements de parquet, des froissements d’étoffes de sa robe traînant sur le sol, une porte qui s’ouvre et le retour au monde.
Quand on quitte ce grand artiste, on renaît dans une réalité qui nous paraît brusquement étrange et brutale. La nostalgie s’empare de nous et nous fait regretter ce moment de grâce que seul le tableau, cadeau du peintre, peut nous rendre.
Vuillard, « L’intérieur Vert »