Un essai de vol d’Henry Farman
Dès le début, j’ai vu que c’était un « casse pieds ». Nous surnommons ainsi les nombreux personnages qui essaient de se faufiler au plus près du ministre Clemenceau pour lui soutirer un conseil, des recommandations, des crédits ou un appui lors d’un vote à la Chambre.
G. Clemenceau n’a guère de temps pour répondre à ces multiples sollicitations et charge ses collaborateurs proches – cela tombe souvent sur moi, je trouve – de recevoir chacun avec les honneurs dus à son rang.
Cet après-midi, à peine revenu de Bruxelles, je pensais avoir une fin de journée studieuse, sans rendez-vous. Ma secrétaire, navrée de me décevoir, m’a dit qu’un homme très poli attendait dans l’entrée du ministère, patient, prêt à m’expliquer sa venue en cent mots ou en trois heures, suivant le temps dont je disposais.
Son nom m’a intrigué : Henry Deutsch de la Meurthe. A quoi pouvait-il ressembler avec un nom pareil ?
En fait, j’avais affaire à un passionné de machines volantes. Riche industriel (son père a commencé dans les huiles végétales et a agrandi sa fortune avec le raffinage du pétrole), il soutient actuellement, financièrement, toutes les initiatives pour faire quitter le sol à des appareils plus lourds que l’air.
Il me parle de Henry Farman qui a fait décoller son aéroplane sur un kilomètre, à Issy les Moulinaux, il y a une dizaine de jours.
» – Il faut que vous preniez contact avec ce Farman avant qu’il aille proposer ses services ailleurs qu’en France
-G. Clemenceau est effectivement très intéressé par le progrès technique, surtout s’il peut avoir une application militaire. Nous pourrions envisager une … décoration pour ce Monsieur Farman.
– Vous plaisantez, j’espère. Les champions d’automobiles (que je soutiens aussi) et les pilotes de machines volantes sont tous des aventuriers, des casse-cou, qui se moquent de vos breloques.
– Mais que voulez-vous ? de l’argent ?
– La conception des appareils -souvent des modèles uniques – réalisés par Gabriel Voisin, revient fort cher. il faudrait que l’armée ou un autre ministère puisse prendre le relais.
– Vous imaginez la tête des parlementaires si on leur propose de financer dans le cadre du budget de la France, des machines volantes qui décollent une fois de temps en temps ? »
Argument massue, à la limite de la mauvaise foi (le budget comprend d’autres postes de dépenses moins respectables que les expériences de M. Farman).
Mon interlocuteur me regarde peiné, navré. Je sens qu’il va « décoller » de mon bureau plus vite que prévu.
Nous nous serrons la main. Il me glisse cette dernière phrase, assassine :
» M. Farman va partir dans quelques mois aux Etats-Unis; là-bas, les ronds de cuir croient aux machines volantes et sont prêts à sortir quelques milliers de dollars pour que les prochaines expériences de vol se déroulent sur leur territoire.
Savez-vous comment on voit le sol, vu d’un appareil « Voisin » ?
(je ne sais quoi répondre)
En tout petit ! …Et les fonctionnaires, comme vous ? Ils deviennent des fourmis insignifiantes ! »
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