Dernière réunion de l’année à la préfecture de Police.
Rencontre animée comme il se doit par le Préfet Lépine. Ce dernier fait un point sur son action « au service des Parisiens », pour reprendre ses termes.
En cette période de Noël et de fêtes de fin d’année, les marchands et fabricants de jouets font l’objet de toute son attention. Il souhaite continuer à mettre un terme à la multiplication des faillites dans le secteur. Le « concours » qu’il organise maintenant chaque année depuis 1901 a de plus en plus de succès. Au lieu de s’apitoyer sur le sort d’une profession, il la pousse à innover et à proposer de nouveaux articles pour un public attentif au progrès technique.
Sur le front de l’ordre public, le Préfet très aimé des Parisiens déplore toujours que les manifestations -qui sont la spécialité de la Capitale – aient toujours tendance à tourner à l’affrontement. Il affirme qu’il continuera à payer de sa personne pour empêcher les heurts. Au besoin en s’interposant lui-même, comme il l’a déjà fait.
Représentant le Ministre, j’interviens à ce moment. Je souligne l’importance des renseignements glanés en amont des manifestations par la Police pour repérer à temps les fauteurs de troubles, les agités ou les anarchistes. Sur la volonté du Ministre et Président du Conseil, je confirme que les fonds spéciaux destinés à rémunérer les informateurs seront augmentés l’an prochain.
Le Préfet me répond qu’il approuve cette démarche nationale. En revanche, il insiste sur le fait que l’action de la Police doit rester dans un cadre strictement républicain.
Ne comprenant pas bien cette précision qui paraît lourde de sous-entendus, je demande à M. Lépine de me donner des explications.
Dans un large sourire, celui-ci m’indique qu’il ne souhaite pas que Paris soit le terrain d’actions de « provocateurs, pilotés par on ne sait trop qui » . Ces derniers sévissent déjà lors des actions syndicales menées dans certains départements de province, ajoute-t-il.
Surpris par cette réponse venant d’un homme réputé modéré et ne parlant pas à la légère, je préfère me taire et laisser la réunion se dérouler jusqu’à la fin, sans incident.
Lorsque la rencontre s’achève, je glisse au Préfet que je souhaiterais m’entretenir avec lui seul à seul.
M. Lépine me prie de le suivre et me fait installer dans son bureau donnant, par une large vitre, sur la Seine.
» -Monsieur le Préfet, je suis étonné par vos propos de tout à l’heure. Que vouliez-vous dire… il y aurait des provocateurs dans des manifestations de province, payés par le gouvernement ?
– Monsieur le Conseiller, je ne pense pas que vous trempiez personnellement dans ce genre d’affaires glauques. Mais mes informations de la part de mes collègues de province sont concordantes; il y a des gens assez hauts placés qui jouent avec le feu dans votre ministère. Que l’on souhaite enrayer des mouvements syndicaux volontiers violents visant la grève générale, soit ! Mais cela doit se faire en respectant l’esprit des lois.
Je n’en sais pas plus et ne peut donc en dire plus. J’espère que notre ministre pour lequel j’ai le plus grand respect, n’est pour rien dans tout cela.
– Monsieur le Préfet, je vous assure qu’il ne peut s’agir que d’un malentendu ou de dérives que notre ministre ne cautionne pas. »
L’entretien porte ensuite sur des sujets plus classiques : répartition des crédits entre lignes budgétaires, remplacement des postes vacants, gardes statiques devant les ministères…
A la fin de l’entretien, M. Lépine me raccompagne avec beaucoup de chaleur et me glisse une phrase qui me fait plaisir :
» Monsieur le Conseiller, vous êtes l’un de ceux qui ont oeuvré pour que les relations entre le ministre et moi-même soient bonnes. Alors que les propos tenus par G. Clemenceau lorsqu’il était dans l’opposition me laissaient craindre le pire à sa prise de fonction.
Merci de jouer ce rôle de « diplomate » entre nous. Je vous souhaite une carrière brillante et… d’excellentes fêtes de fin d’année « .
Sur ce compliment flatteur venant d’un personnage aussi réputé, je rentre chez-moi pensif. Des provocateurs payés par le ministère agiraient dans l’ombre ? Sur les ordres de qui ? Il faudra que j’aborde ce sujet rapidement avec Etienne Winter, le directeur de cabinet. Je ne supporterais pas de travailler avec une équipe qui se livrerait à de « basses besognes ».