29 novembre 1910 : Ma soirée avec la femme de Churchill

« Ses défauts nous sautent au visage tout de suite et on met une vie pour découvrir ses qualités. » Clementine Hozier, épouse de Winston Churchill est notre hôte ce soir et se confie sur son époux. Ma femme et moi l’avons rencontrée dans un hôtel de Venise, un peu par hasard, lors de son voyage de noce avec Winston, il y a deux ans. Nous avons sympathisé quand son mari a su que j’étais, à ce moment, un proche collaborateur de Clemenceau. Depuis, Clementine nous rend visite à chaque fois qu’elle vient à Paris.

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Winston Churchill et sa fidèle épouse Clementine, née Hozier

Parlant un français excellent – elle a enseigné notre langue outre-Manche pour arrondir ses fins de mois – elle mêle un esprit affûté, une grande culture, beaucoup de grâce, d’élégance et une certaine réserve. J’aime la faire parler sur Churchill, le Home Secretary anglais (ministre de l’Intérieur) aux méthodes à poigne rappelant celles du Tigre, voire de Briand lors de la grève des cheminots. Clementine et mon épouse préféreraient échanger des bonnes adresses de magasins des deux capitales ou critiquer les derniers spectacles à la mode. Je le sais et glisse donc mes questions indiscrètes entre deux commentaires sur une pièce de Feydeau à Paris ou de Galsworthy à Londres.

Je ne partage pas l’avis des diplomates du Quai qui sont persuadés que Churchill n’a guère d’avenir, coincé qu’il est entre les conservateurs qui considèrent ce fils de grande famille comme un traître à leur cause et les membres du Labour détestant sa fermeté face aux mouvements ouvriers. Ces fonctionnaires à courte vue ne voient pas son imagination, sa capacité à rendre complémentaire une ambition sociale et la grandeur de l’Empire, sa capacité de travail hors du commun et sa faconde propre à soulever les foules.

A Venise, nos discussions, souvent en anglais coupé de quelques mots français bizarrement prononcés, étaient étourdissantes. De Londres, il avait tout compris de Paris, de l’habileté et de l’esprit libre de Clemenceau dont il souhaitait s’inspirer en partie et surtout il portait en lui une vraie vision de son pays, au-delà de l’écume du quotidien et du tourbillon des petites querelles agitant la Chambre des Communes.

Clementine n’aime pas s’étendre sur son mari homme public, se méfiant sans doute et malheureusement de mes fonctions à la Présidence du Conseil. Elle ne me glisse donc que des détails sur l’homme privé : raide, maladroit face aux dames et très traditionnel dans sa vision des rapports entre sexes. Elle insiste aussi sur sa fidélité et sa loyauté : « J’ai le sentiment que notre mariage pourrait durer une éternité… » Et elle ne s’étend guère – charitable – sur son caractère impétueux et autoritaire même si je devine que notre Winston doit être un véritable tyran à ses heures.

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Clementine Churchill, une femme pleine de qualités….

« Je suis ici parmi vous ce soir, loin du monde londonien et grâce à quelques amis comme vous, je cultive mon jardin secret à l’écart du Home secretary. Je me ressource ainsi et peut apporter ensuite à mon fougueux mari la sérénité dont il a besoin mais aussi, savez-vous, quelques conseils sur les gens qui l’entourent et qu’il juge parfois un peu vite. »

Après un dernier thé, Clementine nous quitte vers minuit et nous laisse une forte impression de solidité à toute épreuve.

Un homme avec une femme comme elle, ira loin.

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J’ai déjà parlé de Churchill ici et

28 novembre 1910 : La liste des filles à marier du Préfet

 « Ce qu’on me demande de valider est tout à fait décoiffant ! » Le pauvre préfet ne sait plus où se mettre. Il pensait que son premier poste à Mende, en Lozère, allait être une sinécure, il s’est trompé.

Il poursuit notre entretien : « En fait, les Mendois ont une idée par jour. Vous voulez connaître la dernière à laquelle je n’ai pas osé m’opposer ? » Avant de me confier son secret, il se lève et va refermer la porte de mon bureau. Et c’est presque sur un ton de comploteur qu’il poursuit : « L’exode rural fait de terribles saignées dans mon département. Les jeunes hommes partent tous et quittent non seulement la campagne mais aussi Mende pour trouver une place dans des villes plus grandes comme Rodez, Alès, Nîmes ou Montpellier. Résultat, les filles se retrouvent seules. Or, les jeunes femmes de Lozère, fort jolies, à l’esprit vif et enjoué, rêvent toutes, légitimement, d’un beau mariage. »

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La ville de Mende, une photographie prise dans les années 1910

Je regarde la pile de dossiers qui m’attendent et fait un signe au préfet pour qu’il en vienne aux faits.

« Monsieur le conseiller, les habitants de Mende, avec l’autorisation d’un arrêté municipal que je n’ai pas osé casser, font circuler des « appels à l’hymen ». Ce sont des listes de 200 filles de plus de 18 ans, célibataires, avec leurs noms et adresses qui sont envoyées par la poste à tous les hommes célibataires. Ces derniers sont, vous le devinez, ravis devant un tel choix. Qu’en pense le cabinet du ministre ? Ai-je eu raison de ne rien dire en découvrant cette curieuse initiative ? »

Entre deux analyses du Conseil d’État, trois arbitrages budgétaires et quatre réponses à des parlementaires sur des problèmes diplomatiques, agricoles ou militaires, j’avoue que je ne m’attendais pas à être saisi d’une telle question, a priori, bien futile. Mais je ne veux pas décourager le serviteur de la République assis en face de moi et qui semble mettre tout son cœur à veiller aux intérêts des Lozériens.

Je lui prodigue donc ces quelques conseils : « Dans vos décisions à venir, vous veillerez à favoriser l’émergence d’autres listes. Celles des jeunes hommes en âge de se marier méritent aussi d’être transmises aux demoiselles. En outre, avez-vous veillé à la diffusion de ces documents aux veuves et aux veufs, ainsi qu’aux vieux célibataires peut-être lassés de leur état ? »

Le préfet prend fébrilement des notes. Je pense, un instant, flatté, que pour lui, la parole du ministère est sacrée. Je poursuis donc, gonflé d’importance : « En revanche, dans l’objectif de brasser les classes sociales entre elles, vous vous opposerez à toute idée d’ajouter le montant de la dot en face du nom des jeunes femmes. » Le haut fonctionnaire me répond, pétri de bonne volonté : « Bien sûr, monsieur le conseiller. Surtout, n’encourageons pas cette vieille pratique contraire à notre principe républicain d’égalité. »

Le préfet et moi nous séparons par une poignée de main cordiale.

Après son départ, je retrouve, oubliée sur son fauteuil, une des listes dont il m’a parlé. En déchiffrant ce papier froissé un peu jauni, j’imagine, derrière ces deux cents noms autant de visages de jeunes femmes, habitants très loin, avec un fort dialecte et n’ayant jamais vu Paris. Je souris en pensant qu’elles ne se doutent pas un instant que leur destin a été discuté directement à la Présidence du Conseil, à deux pas du bureau d’Aristide Briand.

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Tout sur le savoir vivre à la Belle Epoque….

25 novembre 1910 : J’avale mon chapeau

« Les hommes déposent leur pardessus mais gardent leur chapeau à la main » Le manuel de savoir-vivre de la baronne Staffe est formel. On garde son couvre-chef lorsque l’on rend visite à quelqu’un. Je ne respectais pas jusqu’à présent ce précepte mais m’efforce, depuis, de suivre cet usage du monde . A grand-peine, il faut bien le reconnaître.

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En effet, il ne faut pas non plus « saluer en tenant son chapeau à la main » sous peine d’être grotesque et de donner l’impression que l’on mendie. Mais que fait-on de son chapeau à ce moment ? Peut-on le poser quelque part ? Sur un meuble ou un fauteuil ? La baronne Staffe répond sèchement : « …sans l’abandonner une minute ». Encombrant chapeau. Il tient (trop) chaud à la tête dehors et nous embarrasse dedans. Ah, si on pouvait l’avaler…

Je continue ma lecture de l’ouvrage de la délicieuse baronne : « Il ne faut présenter que l’extérieur du couvre-chef, montrer la coiffe est ridicule ». Pas simple de se concentrer pour garder l’objet toujours dans un sens, la coiffe contre le pantalon ou le corps, donc de la main gauche… pour pouvoir saluer tranquillement, de la droite.

A l’essai, ces règles me donnent – je le sens bien – un côté raide, maladroit et je surprends quelques sourires discrets de messieurs ou de dames beaucoup plus à l’aise que moi dans les salons.

Admettons que nous ayons fini, lassés, par poser le chapeau quelque part. Que fait-on quand on va d’un groupe à l’autre, au gré des conversations ? On reprend son chapeau et on le repose plus près du nouveau groupe ? Ou le laisse-t-on à son emplacement initial au risque de le confondre avec celui d’un autre convive qui a eu la même idée que nous ? Nos « melons » sont tous noirs et de formes semblables !

« Un homme n’a jamais trop de prévenance respectueuse pour une femme » reprend Mme Staffe. Pour moi, c’est cuit. Je ne pense plus qu’à mon chapeau…

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Les chapeaux ? J’en parle aussi dans cet article

22 novembre 1910 : Les bilboquets du fonctionnaire

« On m’avait dit que mon travail serait un jeu, je suis très déçu ! » Maurice Crougnard, zélé fonctionnaire à la préfecture de la Seine, a un rôle peu banal. Il se rend tous les jours dans la grande salle des enchères d’État de la rue des Écoles.

Et que met-il à prix, notre Maurice ? Les milliers de jouets dont les Parisiens ne veulent plus. Les bilboquets jetés négligemment dans les rues à faire trébucher les passants, les vieux diabolos abandonnés qui bloquent les bouches d’égouts, les solitaires qui ont perdu leurs boules et encombrent les immeubles vides : Ces jeux très à la mode dans les années 1880, ces objets que tous s’arrachaient et que les parents ramenaient à leurs enfants émerveillés. Rappelez-vous. Le Jardin du Luxembourg se transformait en cirque de plein air où se mettaient en scène toutes les adresses, où chaque enfant redoublait d’effort pour devenir le champion des jongleurs.

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Après l’effort du bilboquet ou du diabolo, venait, lors du retour à la maison, le soir venu, la concentration sur une partie de solitaire. Moment privilégié et calme pour montrer sa capacité à anticiper, bâtir et retenir des combinaisons pour vaincre ce vrai casse-tête avec élégance.

Maurice reprend, désabusé : « Tout cela est bien fini. Ces jouets ne se vendent plus. Même les aéroplanes en modèle réduit n’intéressent plus personne. Et moi, je dois essayer de faire partir tout cela au prix le plus élevé. Personne ne va lever la main, aucun objet ne dépassera les quatre sous ! Comment puis-je faire ? »

J’aime bien Maurice. Quand j’étais jeune chef de bureau Place Beauvau, il m’a appris ce que l’on n’apprend pas dans les livres. Et quand je prends mon café avec lui le matin, sur le zinc, j’ai envie de l’aider.

Je réfléchis et lâche : « Pourquoi ne pas faire comme pour le fameux jeu de patience fait de petits morceaux de bois illustrés découpés à assembler ? Ce jeu était bien oublié et revient aujourd’hui sous un terme anglais, sans avoir réellement changé. Si vous appelez cela « assemblage de morceaux de bois», personne n’en veut. Et si vous employez le mot magique d’outre-Manche voire d’outre Atlantique, de « puzzle », tout le monde se précipite et l’offre à ses enfants ! »

Maurice reprend un second café, tourne sa cuillère dans sa tasse, sceptique. Il se gratte la tête, passe sa main dans ses cheveux devenus tout blancs, pensif. Puis il s’exclame, avec son accent des faubourgs : « C’est bien ça l’problème. Si vous parlez pas l’english, d’nos jours, z’êtes un homme mort. Même caché dans les soupentes de la préfecture, on peut pas êt’ tranquille ! »

20 novembre 1910 : Tolstoï se cache pour mourir

On dit que les animaux se cachent pour mourir.

Il en est peut-être ainsi de certains grands écrivains.Tolstoï est mort cette nuit, loin des siens, dans la gare perdue d’Astapovo où un train devait l’emmener dans les profondeurs du Caucase. Une pneumonie doublée d’une immense fatigue ont emporté cet esprit complexe qui aimait tellement la vie qu’il ne pouvait s’empêcher de souvent penser à la mort.

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Tolstoï à la fin de sa vie à sa table de travail

Le sens de l’existence, le besoin ou l’éloignement des autres, le refus des convenances, la quête de la vérité et le refus du mensonge : tout cela se résout au moment de la mort imminente, ce grand passage déjà évoqué dans La mort d’Ivan Ilitch ou dans Anna Karénine.

Tolstoï est devenu un auteur fétiche pour les Français qui aiment ses grandes fresques réalistes, ses personnages qui nous paraissent si proches, ses histoires universelles qui touchent le cœur de chacun.

A-t-il rejoint Dieu, lui qui avait aussi refusé le religion orthodoxe et imaginait un christianisme épuré et renouvelé ?

Tolstoï écrivait dans son journal : « Il y a une chose que j’aime plus que le bien, c’est la gloire. Je suis si ambitieux que s’il me fallait choisir entre la gloire et la vertu, je crois que je choisirai la première. »

L’homme part seul, en pleine gloire et nous laisse réfléchir, sans lui, à l’infini, sur ce qu’est la vertu.

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Pour voir un film très bien conservé sur Tolstoï regoignez le sympathique groupe des amis du site  » Il y a un siècle  » 

18 novembre 1910 : Les Français sont-ils sales ?

 « Il est une époque où se baigner jusqu’au cou était considéré comme païen ! » s’exclame une amie, Pauline de Broglie.

Moins d’un logement sur cent, à Paris, possède une baignoire. Un nombre très réduit vient de s’équiper de garde-robes hydrauliques, appelé aussi water closets, par des anglo-saxons beaucoup plus en avance. Nous sommes encore trop une capitale d’Ancien Régime où l’hygiène et la propreté corporelle laissent à désirer.

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Certains collègues peinent à comprendre (je le sens !) qu’un mois de mon salaire soit passé dans l’achat d’une baignoire en porcelaine, reliée au système d’eau courante dont nous sommes si fiers dans notre immeuble. Chez eux, un bidet suffit, complété par les bains publics. Se laver au bidet ? «… mais ce sont les femmes de petite vertu qui l’utilisent dans les maisons closes ! » s’écriait, il y a peu, ma femme, pour me convaincre d’investir dans une baignoire.

Notre bonne elle-même, à ses débuts, fréquentait assidument les bains « à quat’e sous », vulgaires baraques de planches, à même la rue et accueillant tout ce que Paris compte de pauvres gens ne pouvant sortir un franc ou deux pour les bains publics. Depuis, elle a l’autorisation d’utiliser notre bidet puis, maintenant, notre magnifique baignoire… quand Madame sort, l’après-midi.

Une simple promenade dans les rues de Paris amuse les diplomates anglais ou américains que j’accompagne parfois. Ils se révèlent beaucoup plus stricts que nous. Ils nous font remarquer nos tuyaux de fosses d’aisance bouchés et débordants, nos systèmes d’évacuation d’eaux usées défaillants et se répandant dans la rue sans que cela semble gêner les riverains. Dans un grand éclat de rire, ils se bouchent le nez en disant : « Vous les Français, peuple paysan… aimez encore bien les odeurs ! »

15 novembre 1910 : Le diplomate, l’empereur et la boîte aux lettres

« Un ambassadeur ne peut être une simple boîte aux lettres ! » Maurice Paléologue, ministre de France en Bulgarie, installé dans mon bureau, a un brusque geste d’agacement. Je lui explique qu’il est important que les consignes du Quai voire de la Présidence du Conseil, soient suivies à la lettre « dans le monde dangereux dans lequel nous vivons, face à la poudrière des Balkans, chaque geste doit être, au préalable, soupesé collectivement et toute initiative peut se révéler malheureuse. »

Le diplomate me rappelle son rôle irremplaçable lors de la visite de Ferdinand 1er, « tsar » de Bulgarie, à Paris, en juin dernier : « Vous pensez, monsieur le conseiller, que si je m’étais contenté d’attendre les hypothétiques consignes du ministère, le souverain se serait déplacé comme cela à Paris ?  Au contraire, votre serviteur a su créer un rapport de confiance qui a conduit à ce voyage dans notre capitale, ce succès diplomatique donnant à la France une place de choix sur l’échiquier des Balkans. »

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Ferdinand 1er de Bulgarie

Maurice Paléologue n’a pas tort. Notre république est souvent bien incapable de fixer une ligne claire. Les luttes entre bureaux, les influences parlementaires multiples, les rivalités entre une Chambre sourcilleuse et un exécutif fragile, ne font pas une politique. On peine souvent à distinguer un grand dessein et on attend souvent en vain des ordres précis. A dire vrai, vis à vis des grandes puissances, un Président du Conseil à forte personnalité comme Clemenceau ou Briand, peut, plus ou moins, imprimer sa marque mais pour les États de taille secondaire, les ambassades doivent se contenter, en guise de consignes, d’un mutisme poli ou d’une cacophonie inefficace et brouillonne.

Maurice Paléologue me confie : « Gagner la confiance d’un chef d’État étranger ne s’apprend pas dans les livres. Il faut répondre à ses attentes, être là quand les choses se passent et petit à petit rentrer dans son rêve pour y placer la France. Ferdinand 1er ne pense qu’à une grande Bulgarie allant jusqu’à Byzance et récupérant au passage la Roumélie. Je lui glisse en permanence que son chemin vers la gloire passe par Paris… »

Le ministre de France a raison. La Bulgarie, dirigé par un souverain issu d’une famille allemande, aura vite fait de se rapprocher de Guillaume II si nous n’y prenons garde.

Pour autant, est-ce à Paléologue de faire, sur place, la politique de la France ? On dit qu’il devient le mentor du tsar bulgare, qu’il le flatte, le suit en tout, le précède même dans ses désirs de grandeur immatures. Je me risque donc à une mise en garde : « Monsieur le ministre, si vous voulez que les ministères vous fassent totalement confiance, il convient de ne pas trop personnaliser vos relations avec l’empereur bulgare. Gardez plus vos distances… »

Le diplomate me toise alors, me scrute avec des petits yeux mauvais pour conclure de cette phrase sèche : « Monsieur le conseiller, la grandeur de Paris ne se satisfait pas de distance et de réserve. L’effacement des diplomates d’une nation n’est souvent que le prélude à un recul plus large du pays qu’ils représentent. A Sofia, je suis la France et la première place que je souhaite avoir dans le cœur du souverain est celle qui revient naturellement à ma Patrie. »

14 novembre 1910 : Quand je reçois les ambassadeurs…

 « Bon, écoutez, je n’ai pas le temps de le recevoir. L’homme porte beau, parle d’or, fait rêver avec ses exposés diplomatiques brillants mais voilà, je n’ai pas le temps… » Briand se ferme et parle sèchement. Je recevrai donc seul notre ministre de France à Sofia, Maurice Paléologue.

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Maurice Paléologue, ministre de France en Bulgarie…(pour ceux qui savent lire le …, on voit qu’il est le futur ambassadeur de France en…)

Pour réussir mon entretien avec ce fonctionnaire prestigieux, descendant de la très haute noblesse grecque de Constantinople et qui sera forcément déçu de n’échanger qu’avec moi, je révise studieusement mes fiches et mes dossiers sur la Bulgarie.

Royaume improbable, coincé entre la Russie ombrageuse, la fougueuse Grèce et le vieil Empire Ottoman, balayé violemment par l’Histoire et souvent oublié par les Puissances. Un petit peuple de trois millions d’habitants qui font d’excellents soldats faute de savoir monter des industries ou une agriculture moderne.

Je note avec soin cette citation de Victor Hugo dénonçant les dernières années d’occupation ottomane marquées par des atrocités : « On doit mettre fin aux empires qui tuent ! ». Je relis les rapports sur le souverain qui se fait appeler « tsar », Ferdinand 1er, de la famille des Saxe Cobourg (lointain cousin de la fille de Louis-Philippe, Clémentine d’Orléans et du feu prince consort Albert, mari de la Reine Victoria).

L’empereur du royaume bulgare encore tout neuf est-il inverti ? Nos espions, mélangeant la haute politique et les bêtes rumeurs d’alcove, le laissent entendre ici et là, sans en tirer de conclusions particulières. Dans tous les cas, Ferdinand 1er est un autocrate qui tient son pays d’une main de fer, en suivant des idées souvent très personnelles et sans éviter malheureusement une corruption qui gangrène les rouages d’un État balbutiant.

Maurice Paléologue semble évoluer dans les palais de Sofia comme un poisson dans l’eau. Conseiller du Prince, ami des banquiers souhaitant investir non loin de la Sublime Porte, cultivé et doué d’un vrai talent littéraire, il ne quitte guère le chapeau haut de forme qui participe de sa réputation d’homme important.

Comment va-t-il accepter notre entretien ? Et surtout, se pliera-t-il aux indispensables directives que je dois lui donner ?

A suivre.

9 novembre 1910 : La France n’a pas de déficit public !

« La France a des finances saines. L’État a des besoins qui augmentent mais il équilibre son budget sans emprunt. » Le sous-directeur de la rue de Rivoli est visiblement satisfait de la gestion de son ministère et toise en réunion ses collègues de la place Beauvau en leur demandant : «  Et vous, à l’Intérieur, comment vous débrouillez-vous pour que la délinquance juvénile ne cesse d’augmenter depuis 1840 ? »

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Le rigoureux ministère des Finances occupe une partie du Louvre depuis 1871

J’arbitre comme chaque année les réunions budgétaires. La rue de Rivoli est fière de ne pas produire la moindre dette publique contrairement à l’Allemagne qui accuse un déficit équivalent à 125 millions de francs, l’Angleterre qui traîne une ardoise atteignant le milliard, la Hongrie qui fait la tournée des capitales pour trouver 660 millions…

Toujours content de lui, le sous-directeur de la comptabilité reprend : « Vos belles brigades mobiles n’ont pas jugulé l’accroissement des crimes et délits commis par la jeunesse. Ils ont bondi de 20 % ces dix dernières années ! » Les pauvres responsables de la Sûreté n’osent répondre, de peur de voir leur budget réduit à due concurrence du courroux du gardien des comptes publics.

Je me charge de prendre leur défense : « Nous avons mis en place récemment les juges pour enfants, nous travaillons à généraliser les mesures de tutelle. L’extension de l’obligation scolaire ne serait pas non plus une mauvaise idée. Enfin, vous critiquez les brigades mobiles mais vous leur refusez toujours l’achat d’automobiles. Tout ce que j’évoque coûte cher. La Chambre devra faire des choix. Si les députés veulent pouvoir rentrer chez eux tranquilles sans risquer de se faire agresser par des Apaches embusqués, il faudra faire un geste sur la durée et favoriser une véritable politique publique ambitieuse pour les adolescents. Quelque part, le choix est simple : Soit voter tranquillement des crédits en séance pour l’avenir de nos jeunes, soit se condamner à remettre régulièrement et en tremblant son portefeuille aux petits malandrins en sortant dans la nuit noire. »

7 novembre 1910 : Meurtres en Réunion

« Coups mortels à l’œil, assassinat des victimes sans qu’elles soient réveillées. » Plus loin, dans le rapport de la gendarmerie, je lis : « Le couple d’instituteurs et leur chien ont sans doute été endormis par une poudre diffusée par les bandits avant leur entrée dans la pièce. » Puis ces lignes dans le compte-rendu signé par mon ami le gouverneur François Pierre Rodier : « Nous ne sommes pas loin du satanisme : carte de jeu piquée sept fois au-dessus d’un feu, sang versé dans une coupe partagée entre les membres de la bande, formules rituelles psalmodiées, la population de l’Ile de la Réunion est à la fois horrifiée et fascinée par ce qui s’est passé. On ne peut exclure des graves troubles à l’ordre public au moment de l’énoncé du verdict ».

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La triste bande des meurtriers Sitarane, Fontaine et Calendrin est conduite en prison. La peine de mort les attend probablement.

L’affaire Sitarane – c’est le surnom du meneur criminel – n’en finit plus de bouleverser notre lointaine colonie. Les cyclones, le paludisme, le choléra rampant, la fièvre typhoïde, la tuberculose et les naufrages à répétition ne suffisent pas dans cette terre sauvage et magnifique, si dure pour ses habitants. Il lui faut maintenant ces meurtres en série commis par une bande d’illuminés. « La femme de l’instituteur, enceinte, a été violée après avoir été sauvagement tuée ». Las, tout cela est écœurant. Je devine déjà les futurs gros titres de la presse parisienne avide de ces horreurs exotiques.

Je referme un instant ces rapports et regarde à nouveau les magnifiques photographies envoyées par Rodier, à ma demande : le cirque de Mafate, Hell-Bourg et son hôpital militaire, le théâtre de Saint-Denis, le marché de Sainte-Marie… On distingue des casques coloniaux, des canotiers et des chapeaux de paille ou de feutre abritant des visages aux couleurs de peau multiples. On sent le vent qui atténue la chaleur, les nuages lourds qui cachent un instant un soleil de plomb sur la côte alors que ce dernier perce à peine dès que l’on gagne les Hauts.

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Le palais du gouverneur à Saint-Denis de la Réunion

Mon doigt suit la carte de l’île où l’on travaille d’arrache pied pour cultiver la canne, la vanille, la quinquina, le tabac ou l’arachide. Il n’y a plus d’esclaves mais des « engagés », plus vraiment de riches aristocrates mais des grands propriétaires ou négociants. A l’arrivée, les écarts de conditions de vie et de fortune n’ont pas diminué. Terre de contrastes où les colons peuvent passer en cinq à dix ans d’une vie douce et privilégiée à la misère la plus noire quand la crise s’installe ou que la tempête a tout détruit.

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Je tente d’apprendre le nom de ces villes qui tournent le dos à l’océan hostile et réussissent à créer une ambiance unique où le sens de la fête et le plaisir d’être ensemble entre voisins font oublier les rigueurs du climat. On boit et on fredonne aussi bien les airs de Paris que les chants et ségas créoles. Les danses suivent l’influence des Indes et de la Chine avant de laisser la place aux valses étourdies et aux polkas endiablées dans les vapeurs de rhum.

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Rodier poursuit son rapport : « Paris est loin. Nous travaillons seuls à construire le nouveau lycée, à distribuer de la quinine aux indigents et aux enfants des écoles. Le télégraphe et le téléphone s’étendent pendant que nous aménageons l’Étang de Saint-Paul et le Pont de la Ravine Sèche. N’oublions pas la voie ferrée qui permet d’attendre l’arrivée d’autres automobiles de métropole. »

Le gouverneur s’accroche, se bat pour rendre sa colonie vivable. C’est plus un journal personnel qu’il m’envoie qu’une note administrative.

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François Pierre Rodier a été nommé gouverneur de la Réunion en septembre 1910

J’ai l’impression de l’entendre conter de sa voix chaude et bienveillante, loin derrière l’équateur, l’histoire de cette autre France, de cette île Bourbon où je n’irai sans doute jamais mais qui n’a pas finit de me faire rêver.

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L’affaire Sitarane n’est pas oubliée aujourd’hui … pour en savoir plus, rejoignez le groupe des amis d’il y a un siècle…

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