« Ce qu’on me demande de valider est tout à fait décoiffant ! » Le pauvre préfet ne sait plus où se mettre. Il pensait que son premier poste à Mende, en Lozère, allait être une sinécure, il s’est trompé.
Il poursuit notre entretien : « En fait, les Mendois ont une idée par jour. Vous voulez connaître la dernière à laquelle je n’ai pas osé m’opposer ? » Avant de me confier son secret, il se lève et va refermer la porte de mon bureau. Et c’est presque sur un ton de comploteur qu’il poursuit : « L’exode rural fait de terribles saignées dans mon département. Les jeunes hommes partent tous et quittent non seulement la campagne mais aussi Mende pour trouver une place dans des villes plus grandes comme Rodez, Alès, Nîmes ou Montpellier. Résultat, les filles se retrouvent seules. Or, les jeunes femmes de Lozère, fort jolies, à l’esprit vif et enjoué, rêvent toutes, légitimement, d’un beau mariage. »
La ville de Mende, une photographie prise dans les années 1910
Je regarde la pile de dossiers qui m’attendent et fait un signe au préfet pour qu’il en vienne aux faits.
« Monsieur le conseiller, les habitants de Mende, avec l’autorisation d’un arrêté municipal que je n’ai pas osé casser, font circuler des « appels à l’hymen ». Ce sont des listes de 200 filles de plus de 18 ans, célibataires, avec leurs noms et adresses qui sont envoyées par la poste à tous les hommes célibataires. Ces derniers sont, vous le devinez, ravis devant un tel choix. Qu’en pense le cabinet du ministre ? Ai-je eu raison de ne rien dire en découvrant cette curieuse initiative ? »
Entre deux analyses du Conseil d’État, trois arbitrages budgétaires et quatre réponses à des parlementaires sur des problèmes diplomatiques, agricoles ou militaires, j’avoue que je ne m’attendais pas à être saisi d’une telle question, a priori, bien futile. Mais je ne veux pas décourager le serviteur de la République assis en face de moi et qui semble mettre tout son cœur à veiller aux intérêts des Lozériens.
Je lui prodigue donc ces quelques conseils : « Dans vos décisions à venir, vous veillerez à favoriser l’émergence d’autres listes. Celles des jeunes hommes en âge de se marier méritent aussi d’être transmises aux demoiselles. En outre, avez-vous veillé à la diffusion de ces documents aux veuves et aux veufs, ainsi qu’aux vieux célibataires peut-être lassés de leur état ? »
Le préfet prend fébrilement des notes. Je pense, un instant, flatté, que pour lui, la parole du ministère est sacrée. Je poursuis donc, gonflé d’importance : « En revanche, dans l’objectif de brasser les classes sociales entre elles, vous vous opposerez à toute idée d’ajouter le montant de la dot en face du nom des jeunes femmes. » Le haut fonctionnaire me répond, pétri de bonne volonté : « Bien sûr, monsieur le conseiller. Surtout, n’encourageons pas cette vieille pratique contraire à notre principe républicain d’égalité. »
Le préfet et moi nous séparons par une poignée de main cordiale.
Après son départ, je retrouve, oubliée sur son fauteuil, une des listes dont il m’a parlé. En déchiffrant ce papier froissé un peu jauni, j’imagine, derrière ces deux cents noms autant de visages de jeunes femmes, habitants très loin, avec un fort dialecte et n’ayant jamais vu Paris. Je souris en pensant qu’elles ne se doutent pas un instant que leur destin a été discuté directement à la Présidence du Conseil, à deux pas du bureau d’Aristide Briand.
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