31 mai 1909 : Coppola cherche un… parrain

« Agostino Coppola, c’est lui ! » Luigi Albertini, directeur du Corriere della Sera, le grand quotidien italien, profite de son voyage aux Etats-Unis pour retrouver des compatriotes. Il serre la main du futur papa qu’on lui présente et  s’assoit en face de lui. L’Italo-américain est de petite taille, trapu, très brun, barbu, marié à une certaine Marie Zasa, enceinte.

Albertini envisage, à l’attention de ses lecteurs milanais, romains ou napolitains, une succession d’articles sur l’émigration italienne au pays de l’oncle Sam, avec pour titre : « que sont-ils devenus ? »

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Mulberry Street à New-York, Manhattan, le charme de Little Italy, une ville dans la ville.

Il considère que la presse de son pays ne peut plus passer sous silence le devenir des 200 000 compatriotes qui quittent chaque année leurs Abruzes, Toscane ou Sicile natales. Beaucoup franchissent les Alpes et tentent de s’établir dans une France pas toujours très accueillante. Mais une bonne moitié achète un billet de troisième classe sur un transatlantique et tente l’aventure américaine. Ellis Island, l’accueil de tous les immigrants, le contrôle sanitaire puis l’enregistrement du nom : l’ami de Coppola, pour démarrer dans sa nouvelle vie, en a profité pour troquer son patronyme « Andolini » pour celui de « Corleone », petite bourgade sicilienne où sa famille est restée.

Les Italiens aux Etats-Unis ? Ils sont pour la plupart employés de travaux publics, manutentionnaires, petits commerçants… ou voyous. Ils se regroupent entre eux et colonisent, par exemple, des quartiers entiers de Manhattan : les rues Mott, Elisabeth et Mulberry au nord de Canal Street délimitent la Little Italy, ville dans la ville où la langue de Shakespeare n’est pratiquement jamais utilisée. Il y règne une ambiance bon enfant. On vit dehors l’été et on passe des heures dans les cafés l’hiver. Les étals en plein vent des marchands de fruits et légumes donnent une touche de gaité supplémentaire à des quartiers où personne ne roule sur l’or mais où tout le monde se serre les coudes.

Agostino Coppola rêve que son futur enfant sorte de sa modeste condition initiale :

« Il faudra qu’il soit artiste, qu’il fasse de la musique par exemple. Pour qu’il n’ait besoin de rien, je vais racheter l’armurerie qui fait l’angle et j’espère que grâce à mes ventes de fusils, il pourra grandir en pensant à autre chose que se nourrir comme je suis forcé de le faire ! »

Le patron de presse Albertini se sent obligé d’y aller aussi de sa suggestion : « Le monde du spectacle commence à faire bon accueil aux Italiens. Danseurs, chanteurs, acteurs… nos compatriotes ont des dons indéniables. Nous le constatons aux processions de la fête de San Gennaro. C’est un peu tôt pour y penser mais votre rejeton pourrait peut-être fréquenter ce nouvel art qu’est le cinématographe ? »

Agostino se rembrunit :  » Les quelques films que j’ai vu ne sont pas sérieux ! Je vois bien mon fils flûtiste mais c’est absurde d’imaginer un Coppola dans le cinéma ! En attendant, Monsieur le directeur du grand journal, nous cherchons un monsieur puissant pour protéger notre futur enfant.

– Vous voulez que je sois… son parrain ? »

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Luigi Albertini, directeur du grand  journal italien Corriere de la Sera, rencontre ce jour Agostino Coppola qui aura un fils, Carmine, flûtiste, chef d’orchestre et compositeur. Carmine sera lui aussi le papa d’un garçon, un certain Francis Ford…

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Little Italy, New-York 1909

29 mai 1909 : « Ma fille n’est pas une automobile ! »

Le jeune papa rentre comme un fou furieux dans mon bureau. Il s’exclame :

 » Le gouvernement français ne peut admettre que des prénoms de notre pays puissent servir pour baptiser des automobiles allemandes !  »

Ce monsieur Martin m’explique ce qu’il considère comme un calvaire. Sa fille est née en 1900, elle s’appelle Mercedes, prénom racé, fin et latin qui renvoie, entre autres, à ses lectures d’Alexandre Dumas.

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Mercedes Jellinek, fille de concessionnaire d’automobiles Daimler sur la Riviera

En 1902, le hongrois Emil Jellinek, concessionnaire richissime des automobiles Daimler sur la Riviera, décide de donner le surnom de sa fille -Mercedes – aux véhicules qu’il commercialise. Il est dans une spirale de succès : les grosses fortunes internationales installées à Nice s’arrachent les modèles allemands ; il gagne des courses qui mettent en valeur ses moteurs et la presse réserve un accueil très favorable à chaque nouvelle Daimler.

Monsieur Martin s’engage, peu après, dans un cauchemar : sa fille est moquée par ses petits camarades dans la rue, au parc et à l’école. Elle revient à la maison en pleurant et accuse son père de lui avoir donné un prénom idiot.

L’année 1909 se révèle plus particulièrement pénible pour les Martin puisque c’est à ce moment que l’étoile à trois branches, devenue emblème de la marque d’automobile, couvre les unes des journaux et rappelle les trois domaines où les moteurs Daimler ont décidé de briller : la terre, l’air et la mer.

Le cartable de la petite Mercedes Martin se couvre alors d’étoiles à trois branches dessinées à la craie par les autres élèves espiègles et un peu cruelles de son école.

Emil Jellinek a, lui, laissé ses affaires. Il profite de son argent et exerce des fonctions tranquilles de Consul d’Autriche Hongrie à Monaco. Il a changé son patronyme et se fait appeler fièrement Emil Jellineck-Mercedes.

Chez les Martin, on contacte en revanche un avocat pour savoir comment un enfant peut changer de prénom. Et on fait pression auprès des ministres pour interdire la marque Mercedes en France.

Les Martin et les Jellineck : des destins qui se croisent sur la grande route de la vie.

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Emil Jellinek

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26 mai 1909 : Valéry, l’écrivain qui ne publie pas

 » Je passe d’un sujet à l’autre mais je suis incapable de me fixer sur un seul pour écrire réellement une oeuvre digne de ce nom. »

Paul Valéry n’a pas produit grand chose depuis L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et La Soirée avec Monsieur Teste. Gide le pousse à écrire avec des arguments plus convaincants que les miens. Rien n’y fait. Valéry s’occupe de son épouse à la santé fragile et de ses enfants. Leur faire apprendre des fables de La Fontaine même au plus jeune âge ou les distraire avec des spectacles improvisés de guignol, semble suffire à son bonheur.

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Paul Valéry en 1909

Un travail tranquille auprès du patron de l’Agence Havas, Edouard Lebey, lui laisse pourtant une liberté qu’il pourrait mettre à profit pour publier. Non, rien ne sort. Il en devient ironique :  » Une auréole inclassable de non production me rend le plus authentique des génies. Que peut-on comparer à ce que je n’ai point fait – et encore mieux à ce que je n’ai nulle intention de faire ? »

Et pourtant, chaque nuit, sa plume court sur le papier, alerte, prolongement d’un esprit vif, d’une immense culture, d’une réflexion aiguisée sur la vie, notre époque ou le monde des arts et des lettres.

Je prends quelques pages que me laisse brièvement déchiffrer Paul. Je tombe sur cet aphorisme :  » Il fallait être Newton pour apercevoir que la lune tombe, quand tout le monde voit bien qu’elle ne tombe pas » . Plus loin, je prononce à voix basse :  » Un objet, un jour, ne tomba pas. Il demeura seul de son espèce, suspendu à un mètre du sol. Personne n’y comprend rien. On construisit un temple autour de lui.  »

Puis, une courte poésie suivie d’une réflexion (assassine) sur Edmond Rostand et précédée d’une vingtaine de lignes sur la sensation de liberté. Un bric à brac génial, totalement caché aux yeux de tous.

Je m’écrie :

– Mais, vous pouvez publier tout cela ! L’équipe de la NRF vous aidera à remettre ces éléments en forme !

Le regard de Paul, infiniment doux, compréhensif pour mon esprit qu’il doit trouver encore trop peu délié, se durcit très légèrement pendant que son index se couche sur des lèvres qui ne veulent pas trop en dire.

Je continue pourtant :

– Mais vous n’aimez pas ce que vous écrivez ?

Avec sa voix un peu voilée de fumeur, il me rétorque :

– Plaire à soi est orgueil, aux autres, vanité.

25 mai 1909 : « Je fais disparaître la femme du Président de la République »

« Imaginez : la femme du Président rentre dans une boîte rectangulaire, composée de trois cubes réunis, posés debout sur la scène. Par une ouverture, on voit sa jolie tête souriante, par deux autres, sortent ses bras nus et enfin, ses pieds dépassent de deux derniers trous prêts du sol. Je prends à pleines mains la partie haute de la boîte en laissant les deux autres au sol. Je pose ce morceau plus loin sur la scène… et surprise, la tête de l’épouse du Président continue à apparaître par l’ouverture ! Comme si le corps de la première dame de France avait été disloqué ! Les spectateurs sont d’autant plus éberlués que lorsque j’ouvre les autres trous des autres parties de la boîte qui sont restés à leur place initiale, on continue à voir s’agiter, ici, les bras de Mme Fallières et là, ses pieds ! Vous imaginez le succès d’un tel tour ! Le lendemain, toute la presse en parle !  »

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Le célèbre magicien américain Harry Houdini se déchaîne et nous propose un tour peu commun…

Je réponds, avec un sourire jaune :

– Et le surlendemain, je suis viré du cabinet sans indemnités et je finis ma carrière aux archives de la préfecture de police comme manutentionnaire de deuxième catégorie ! Monsieur Houdini, vous êtes fou ! Le public français en général et le sommet  de l’Etat en particulier n’ont pas le même sens de l’humour que vous, les Américains. Je suis effectivement chargé de négocier avec le grand prestidigitateur que vous êtes, quelques amusements pour la fête privée à l’Elysée qui suivra le défilé du 14 juillet. Et comme héritier de notre magicien national Robert-Houdin, vous vous imposez comme l’homme idoine. Je sais que vous êtes capable de faire disparaître des éléphants. Mais la femme du Président… vous n’y pensez pas !

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M. Houdini, je sais que vous êtes capable de faire disparaître des éléphants mais la femme du Président, vous n’y pensez pas !

– Monsieur le conseiller, il faut dépasser les spectacles de Robert-Houdin, homme finalement médiocre aux tours usés avec le temps. La disparition dans une boîte a été tellement vue et revue qu’il faut renouveler le style en faisant participer des personnes célèbres ! Ou alors, il faut augmenter la dose de risque : le public new-yorkais me voit plonger dans une boîte en feu ou me noyer dans un bidon rempli d’eau et je fais le tout, les mains attachées dans le dos !

– Renoncez à la première dame de France. Prenez un garde républicain, il sera bien entraîné et vous aidera à faire le spectacle comme il faut !

– Mais non, un soldat ne fera rêver personne. En revanche, un bureaucrate comme vous, cela peut être plus drôle ! Il vous faut un peu de souplesse pour vous glisser à toute vitesse sous la scène et apparaître, dans les cubes, à l’endroit où le magicien attire l’attention des spectateurs. Par votre rapidité de mouvement sous une scène pleine d’ouvertures cachées au public, vous donnez l’impression d’être partout à la fois.

Rapidité et ubiquité, ce sont, j’imagine, les qualités attendus d’un conseiller des plus hauts personnages de l’Etat… même en France ? »

Madame Fallières, première dame de France, ne sait pas à quoi elle a échappé…

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Harry Houdini, magicien et prestidigitateur américain, a 36 ans. C’est l’héritier du Français Jean Eugène Hubert-Houdin, décédé en 1871.

24 mai 1909 : Les petits Français ne découvriront pas la Suède

Deux livres en concurrence : à ma droite, Le tour de la France par deux enfants par G. Bruno, à ma gauche, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Selma Lagerlöf.

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Nils Holgersson voyage depuis 1906 sur le dos d’une oie et pourrait bien atterrir en France si le ministère de l’Instruction publique le veut bien…

Une commission des programmes de l’Instruction publique doit trancher ce jour entre les deux ouvrages : lequel sera diffusé à la rentrée à nos charmantes têtes blondes et leur fera découvrir le chemin pour devenir des adultes citoyens et responsables ? Pour une fois, je siège comme simple représentant du ministère l’Intérieur et la décision appartiendra au président, un madré recteur d’une soixantaine d’années qui a survécu à tous les changements de ministère des vingt dernières années.

L’ouvrage de G. Bruno est devenu un classique de la littérature pour enfants. Depuis sa première édition en 1876, plus de cinq millions d’exemplaires ont été vendus et des générations entières d’enfants ont découvert la France en emboîtant le pas à André et Julien Volden qui quittent Phalsbourg, aux confins de la Lorraine et de l’Alsace annexées par le IIème Reich, pour rejoindre un oncle Frantz qui devrait être à Marseille. Ils devront faire le tour de notre pays pour arriver à leur but, en découvrant les régions, les métiers, les monuments et les paysages qui font notre pays. Livre de lecture, leçon de choses, pétri de morale républicaine, « Le Tour de la France » apparaît comme indétrônable dans l’environnement des hussards de la République. 

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Le Tour de la France par deux enfants : plusieurs millions d’exemplaires vendus, des dizaines de rééditions depuis sa sortie en 1876…

Face à ce poids lourd, à ce géant de la littérature scolaire, le pauvre Nils Holgersson, ramené de surcroît, en début de roman, à la taille d’un lutin, accroché avec l’énergie du désespoir à une oie qui s’envole vers des contrées peuplées de créatures surprenantes et parfois fantastiques, conserve peu de chances de s’imposer. En 1909, Nils n’est pas encore traduit dans la langue de Molière et seuls quelques inspecteurs généraux de l’Instruction publique l’ont lu dans sa version anglaise. Et pourtant, nous sommes déjà quelques-uns à vouloir mieux diffuser ce beau texte, très bien écrit par un amoureuse de la Nature, Selma Lagerlöf.

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Le pauvre Nils va avoir du mal à faire le poids face à une commission des programmes de l’Instruction publique

Le président de la commission se retourne vers moi :

 » – Mais pourquoi voulez-vous que les écoliers français aillent apprendre ce qu’est la plaine d’Östergötland ou le lac Mälaren alors que les départements français sont déjà nombreux et difficilement mémorisables ?

– L’un n’empêche pas l’autre. Nils connaît des épreuves universelles comme le froid, la faim, la peur et même la mort. Il s’interroge sur les valeurs de solidarité dans l’épreuve, de générosité ou de courage. Si c’est la Suède qu’il parcourt en tous sens, c’est l’âme humaine qu’il sonde pour en extraire ce qu’il y a de meilleur. Il montre que seule l’humilité et le respect de l’autre mènent à la vraie connaissance et au bonheur dans la vie. Les pays anglo-saxons ne s’y sont pas trompés et le Voyage de Nils est déjà diffusé à des centaines de milliers d’exemplaires et lu par des millions d’adultes.

– Rien n’empêche nos enfants de lire ce livre chez eux. G. Bruno diffuse, lui, une morale républicaine, rigoureusement laïque, à laquelle nous sommes attachés. Les légendes scandinaves reprises par l’ouvrage de Lagerlöf n’intéressent pas des petits paysans auvergnats ou bourguignons qui ne sortent guère de leur village et n’ont jamais vu la mer !

– Justement, ouvrons les fenêtres des classes, faisons voyager les gamins par le livre ! Et puis, laissons une chance à cette femme écrivain, institutrice, la possibilité d’entrer dans les bibliothèques françaises.

– Mais savez-vous, monsieur le conseiller, que G. Bruno est aussi une femme. Son vrai nom est Augustine Fouillée. Deux-cents gravures , cartes ou portraits viennent illustrer son ouvrage et faire rêver des bambins des campagnes qui ne connaissent souvent, comme grande ville, que le chef lieu de leur département. Les enseignants qui l’utilisent, l’ont eux-mêmes découvert pour apprendre la lecture lorsqu’ils étaient élèves.

Tandis que le Voyage de Nils n’est qu’une aventure exotique qui n’intéressera que quelques héritiers de la grande bourgeoisie parisienne, le Tour de la France par deux enfants s’affirme, depuis plus de quarante ans, comme un des éléments de notre patrimoine populaire.

L’Instruction publique en commandera donc un million d’exemplaires de plus !  »

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 La laiterie et la fabrication du beurre vue par les deux enfants pendant leur incroyable Tour de France

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Le « Tour de la France par deux enfants » est aussi l’occasion de donner une certaine vision du monde de 1909…

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Les petits Français attendront avant de découvrir le monde merveilleux de Nils Holgersson. La connaissance de la Patrie passe avant tout !

22 mai 1909 : Je recrute « Lawrence d’Arabie »

Mission du moment peu évidente : trouver un ou des jeunes gens capables d’effectuer des opérations secrètes au Proche-Orient, dans cet empire ottoman en pleine décomposition et soumis aux convoitises de toutes les puissances européennes. Les conditions à remplir ? Parler au moins l’anglais et le français, être à l’aise dans les pays arabes, posséder une solide culture générale facilitant la compréhension des enjeux complexes de cette région et enfin être un sportif accompli. Pas évident de mettre la main sur l’oiseau rare.

Les officiers du 2ème bureau sont trop vieux, pas assez mobiles ; les diplomates français ne veulent à aucun prix servir pour l’armée ; les jeunes Saint-Cyriens se méfient d’une carrière dans les services secrets qui n’ont pas toujours une réputation de grande droiture. Mes recherches sont donc jusqu’à présent restées vaines et c’est le pur hasard qui me fait tomber, ce jour, sur un personnage hors du commun.

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Les cheveux clairs, élancé, le menton volontaire, issu d’Oxford, c’est un Anglais de vingt-deux ans qui parle notre langue presque sans accent. Il a déjà voyagé au Proche Orient…

Les cheveux châtains clairs, élancé, le menton volontaire, issu d’Oxford, c’est un Anglais de vingt-deux ans qui parle notre langue presque sans accent. Vêtu d’une veste de tweed simple mais bien coupée, il a de l’allure dans sa chemise d’un blanc impeccable. Des gestes mesurés, une vraie attention aux préoccupations d’autrui, un léger sourire montrant son empathie, il s’affirme déjà comme un parfait gentleman.

Il a parcouru en tous sens notre pays à bicyclette, seul ou avec des amis et a écrit à sa mère de longues lettres sur nos monuments et cathédrales. Il connaît Chartres, Aigues-Mortes, Carcassonne, le Mont-Saint Michel… Il a tout retenu de notre patrimoine architectural et ses mollets sont durs comme de l’acier.

Mais surtout, il est déjà allé à Beyrouth, Saïda, Tripoli, Damas, Hassan… Là-bas, il a su se fondre dans la population, a commencé à apprendre la langue, les coutumes, avec pour seules ressources son intelligence, ses capacités d’adaptation et un courage physique hors du commun. Marcher en pleine chaleur, dormir peu, après une longue étape, pour repartir à l’aube, ne lui font pas peur et ne l’empêchent nullement de tout retenir de ce qu’il voit et entend, grâce à une mémoire qui ne lui fait jamais défaut.

Notre rencontre a lieu au musée de Rouen où il examine pendant trois jours toute la collection avec un regard de spécialiste. Il écoute ma proposition avec intérêt et pendant que je parle, son regard bleu gris bienveillant, m’invite à aller jusqu’au bout, sans avoir à craindre une mauvaise réaction de sa part.

Il me répond avec tact, courtoisie et humour.

 » Monsieur le conseiller, votre proposition de travailler pour la République française est un grand honneur pour moi. Je suis sensible à votre argument de donner une tournure concrète à l’Entente cordiale entre nos deux pays en engageant un jeune diplômé britannique dans les rangs des services secrets français.

Je ne suis cependant pas sûr d’être l’homme qu’il vous faut. Ma thèse de doctorat sur L’influence des croisades sur l’architecture militaire européenne me prépare mal à vous transmettre des rapports de qualité sur le tracé stratégique de la ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad et sur les tribulations des Allemands à Damas ! Je me vois plus faire des fouilles tranquilles près de l’Euphrate pour le Magdalen College que surveiller les agents en casque à pointe du Kaiser. 

Ma passion pour le monde arabe s’accommode plus d’activités civiles et pacifiques que de missions militaires. Et puis, je suis, avant tout, sujet de sa gracieuse Majesté. Je lui dois fidélité absolue. Aider la République française, pourquoi pas ? Mais je ne peux pas prendre votre uniforme…  »

Je ne me décourage pas de cette réponse et prend ses coordonnées sur un petit carnet.

 » Cher ami, je note votre nom sur mon calepin de cette façon : Thomas Edward Lawrence, l’Anglais qui parle trois langues et comprend, déjà très jeune, le Proche Orient. A toutes les capacités pour nous aider dans la région. Transmettre au 2ème bureau une fiche, en lui donnant pour nom de code : Lawrence d’Arabie.  »

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Bien penser à transmettre au 2ème bureau une fiche en lui donnant pour nom de code : « Lawrence d’Arabie »…

20 mai 1909 : Passez-moi Bach d’abord !

Les concerts, les restaurants le soir, c’est fini. A partir de sept heures du soir, la bonne rentre chez elle et nous restons avec nos trois enfants.

Quand les marmots sont couchés, à quoi passer nos soirées ? Les amis sont souvent invités dans l’après midi (mon épouse reçoit chaque jeudi) ; je fuis les relations de travail et la lecture du dernier Pardaillan, feuilleton de cape et d’épée de Michel Zévaco, soigneusement découpé à partir du journal « Le Matin » , commence à lasser.

La musique me manque. Je fredonne souvent Mozart ou Bach. Je regrette les ambiances de concert où Debussy ou Ravel nous faisaient découvrir une nouvelle façon de faire de la musique.

Ma femme, l’esprit pratique, me suggère :

– Achète-toi un phonographe !

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Recommandation qu’elle n’a pas besoin de répéter deux fois. Depuis hier, les catalogues des fabricants remplissent la maison. Va-t-on acheter français ? Pathé propose de forts beaux appareils à un peu plus de 60 francs. Fera-t-on plutôt confiance à la qualité suisse ? Les usines Paillard de Sainte-Croix semblent fabriquer des modèles robustes et fiables.

Mes collègues sont partagés en deux camps. Le premier considère que le bruit de fond produit par les frottements de l’aiguille sur le disque est définitivement insupportable et qu’il vaut mieux renoncer à écouter Bach plutôt que « cette bouillie sonore ».

Le second camp, de plus en plus nombreux, consulte avec délice le catalogue Pathé qui contient déjà plus de 15 000 titres et couvre une part non négligeable du répertoire classique ou le catalogue Columbia qui fait paraître depuis 1903 les ‘Grand Opera Recordings’, une série d’enregistrements réalisés par les plus grands chanteurs du Metropolitan Opera. Si on ne trouve pas chaussure à son pied, il reste Deutsche Grammophon qui propose des grands airs de Caruso, Melba ou Chaliapin.

Moi, il me faut Bach. Génie oublié pendant nos années 1900, dédaigné au profit de l’opéra italien, de Bizet, Gounod, Massenet ou Wagner… sans parler de la grosse cavalerie Offenbachienne qui a bercé mes jeunes années mais a fini par m’agacer.

Trouver Bach en France en 1909 ?  Quelques area qui se battent en duel, une ou deux « suites » sans lendemain, trois fugues mal jouées, point de Passion ou de Messe. Personne n’achète un gramophone à disque pour cette musique jugée répétitive, monocolore et finalement ennuyeuse. Aucune maison française ne prend le risque de l’enregistrement.

De multiples modèles de phonographe me tendent les bras… mais Bach semble caché dans quelques églises ou abbayes allemandes, loin des oreilles françaises.

Ma mère, de bon conseil, me suggère :  » Bach ? mais mon petit, si tu allais plus souvent à la messe, tu l’entendrais tous les dimanches !  »

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18 mai 1909 :  » Il faut démonter la Tour Eiffel ! »

 » Il faut démonter la Tour Eiffel. Il y a 10 000 tonnes de bon acier, de fer puddlé à récupérer. La perspective du Champ-de-Mars sera de nouveau dégagée et rien ne viendra rivaliser en hauteur avec des édifices élevés à la gloire de Dieu comme la Basilique du Sacré-Coeur ou la Cathédrale Notre-Dame. Cette construction hideuse qui a été vilipendée par Charles Garnier, Maupassant, Leconte de Lisle, Paul Verlaine, Victorien Sardou et Sully Prudhomme disparaîtra définitivement du paysage parisien et les riverains du VIIème comme moi pourront retrouver la tranquillité. »

Charles-Louis Durand de Beaudouin fait partie de ces financiers que rien ne rebute. Il se garde bien d’agir à découvert et fait discrètement le siège de tous les cabinets ministériels pour parvenir à ses fins.

Il m’explique avec plusieurs graphiques que l’exploitation du monument n’est pas rentable à terme.

 » La fréquentation a été relativement forte pendant les deux expositions universelles de 1889 et de 1900. Deux millions de visiteurs pour l’année d’ouverture, un petit million pour l’année 1900 et depuis, 200 000 visiteurs par an tout au plus. Cela ne suffit pour assurer la paie des trois cents personnes employées sur le monument. Quand la fortune de Gustave Eiffel sera épuisée, ce sera encore au contribuable de payer ! »

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Caricature de Gustave Eiffel, le génial ingénieur qui compare sa célèbre tour aux pyramides d’Egypte

Durand de Beaudouin n’a pas de chance. Il tombe justement – et sans le savoir – sur le conseiller qui a soutenu Eiffel et d’autres ingénieurs comme le capitaine Ferrié, pour que la célèbre tour serve à de multiples expériences scientifiques : TSF, calculs sur la chute des corps, observations météorologiques, recherches en aérodynamique…

La concession de la Tour est en cours de renouvellement et le rapport que je rédige à l’attention des ministres concernés et de la Ville de Paris ne plaide pas pour un démontage à court ou moyen terme.

Je réponds donc sèchement à Durand de Beaudouin :

 » Les artistes qui ont combattu la Tour et que vous citez, sont maintenant tous morts. Et tous ceux qu’elle fait rêver sont, eux, bien vivants. Ils représentent le monde de demain : les aéroplanes, les communications sans fil, la prédiction du temps… Cette tour légère, élégante, conçue pour résister à un ouragan, dont la hauteur n’a été atteinte par aucun monument étranger devient progressivement une de nos plus grandes fiertés nationales.

Montez à son sommet, prenez de la hauteur, les médecins disent que l’air y est plus pur. Discutez avec ce vieux passionné qu’est Eiffel, jouez un morceau de piano dans son petit bureau aménagé au troisième étage. Bref, oubliez vos calculs financiers idiots, profitez du paysage incomparable qui s’offre à vous quand vous êtes tout en haut.

Il a fallu deux ans, deux mois et cinq jours pour faire émerger cette oeuvre futuriste. La basilique romano-byzantine de Montmartre n’est, elle, toujours pas terminée, 35 ans après la pose de la première pierre. Vous voyez bien que notre pays se porte mieux quand il regarde résolument l’avenir ! »

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Autre caricature de Gustave Eiffel, par Edward Linley Sambourne,  dans la presse étrangère, le périodique « Punch »…

16 mai 1909 : Et si on faisait fumer les enfants ?

Rempli d’aise, plein d’autosatisfaction, le directeur général de la Régie directe du monopole des tabacs leste le fauteuil devant moi de ses cent trente kilos. Une main sur la bedaine, une autre tirant sur son gros cigare, il décrit la politique de développement de ce qu’il appelle avec orgueil « Le Monopole » : 

– L’Etat a souhaité confier la fabrication des tabacs en France à une Régie, coordonnant toutes les manufactures sur le territoire national. C’est une sage décision qui remonte à Colbert et dont nous devons nous montrer dignes. Il faut que nos ouvriers aient du travail pour des siècles et donc que la consommation de tabac augmente.

La chique, le tabac à rouler -le scaferlati- vont être relayés par l’expansion de la cigarette, plus chère mais plus facile d’utilisation. Nous aimerions séduire de nouveaux publics. Comme aux Etats-Unis, nous pensons aux jeunes enfants. Il faut que les garçons puissent accompagner leurs pères en fin de repas avec une « Gitane », une « Amazone », une « Odalisque » ou une « Elégante ». »

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Faire fumer les enfants : la dernière idée de quelques fabricants de cigarettes américaines de ce début de XXème siècle

Je regarde l’homme du Monopole s’entourer avec délectation de multiples volutes de fumée après m’avoir fait cette proposition saugrenue. Un instant, me vient à l’esprit l’image bizarre d’une classe de quarante jeunes garçons devenus des fumeurs avertis et écoutant, tous, leur instituteur avec une cigarette de « Caporal ordinaire » au bec !

Je choisis pourtant de ne pas évoquer de probables réactions scandalisées du corps enseignant et d’axer ma réponse négative autour d’arguments imparables liés à la sécurité :

– Monsieur le directeur, votre volonté de développer le Monopole vous honore et l’accroissement des rentrées fiscales de l’Etat qui en découleront ne peut que nous satisfaire. Pour autant, la diffusion de cigarettes auprès d’enfants signifie la mise à disposition d’allumettes et donc des risques d’incendie dans des appartements ou des écoles où les matières inflammables prédominent. Vous n’avez pas l’accord du gouvernement sur cette idée.

– Monsieur le conseiller, je n’insiste pas. J’ai une seconde proposition à vous faire. Depuis 1876, nous avons la fameuse cigarette « Hongroise ». Cette appellation qui n’a rien à voir avec l’origine du tabac et qui agace le gouvernement de Vienne pourrait être modifiée dans le cadre d’une politique commerciale résolument patriote. Nous envisageons donc de remplacer les « Hongroises » par les « Françaises ». Qu’en pensez-vous ?

– Le risque d’incendie est maintenant dans les associations féministes qui goûteront assez peu qu’on donne le nom de nos compagnes à des cigarettes tout en continuant à leur refuser le droit de vote !

– Vous avec une autre proposition ?

 – J’ai bien noté votre volonté de vous appuyer sur des valeurs liées à la Patrie. Pourquoi ne faites-vous pas allusion à notre Histoire nationale, fort bien racontée par Michelet ? Plutôt que de fumer des « Françaises », nous pourrions allumer des « Gauloises », non ?

– Monsieur le conseiller, cette suggestion est excellente. J’imagine déjà le paquet bleu avec un dessin de casque ailé… Grâce à vous, nous allons faire… un tabac ! 

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En 1910, les premières Gauloises seront commercialisées. Faut-il croire Oscar Wilde qui disait que « La cigarette est l’exemple du plaisir parfait. C’est une chose exquise et qui nous laisse inassouvi » ? Sachant qu’il voulait rassurer ceux qui sont soucieux de santé publique en s’exclamant : « Rien de plus facile que de s’arrêter de fumer. J’arrête vingt fois par jour ! » 

15 mai 1909 : Sauver les patois

Des philologues mènent actuellement une expérience intéressante. Ils enregistrent sur un phonographe tous les patois parlés en France. Sans parler des véritables langues que sont le breton ou le basque, ce sont une trentaine d’idiomes qui vont être fixés sur un support solide avant que l’intensification des modes de communications ne conduise à leur progressive et regrettable disparition.

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La démarche se révèle beaucoup plus ambitieuse et intéressante que celle qui avait été demandée aux préfets il y a cent ans. Ces derniers avaient dû traduire dans le patois de leur région la simple phrase  » un homme avait deux fils ». Ce qui avait donné « ou sartin zoumou ave deu gaçon » dans l’Ain, « ou n’oum avo deu s’afan » dans les Ardennes, « in homme avait deux fail » en Charentes,  » un onome obiou dous effons » dans l’Aveyron etc…

Les transcriptions, réalisées par les zélés fonctionnaires étaient approximatives et la véritable sonorité de chaque phrase se perdait dans la transcription écrite.

Ce sont cette fois-ci des conversations entières qui vont pouvoir être conservées et on redécouvrira que les patois sont souvent beaucoup plus riches, pour les mots dont les locaux ont besoin, que le français courant. En Franche-Comté par exemple, une bête affaiblie ou malade se traduit de multiples façons : une équevolette est une vache qui a la queue coupée, un dsoradot, un boeuf avec des grosseurs, un ajoumi, un boeuf qui a trop mangé, un airot, une bête qui n’engraisse pas, une grésille, une vache qui se révèle une mauvaise acquisition.

Quand je rentre d’une séance de nuit au Sénat et que je traverse le Jardin du Luxembourg, j’entends parfois une nourrice qui chante une berceuse en Auvergnat (j’ai quelques origines de là-bas):

« Som, som, beni, beni

L’efontou bou pas durmi »

Ce chant souvent entendu pendant mon enfance me fait tressaillir à chaque fois et me réconforte en profondeur. C’est comme si un peu de ma terre familiale se transportait jusqu’à Paris. D’un seul coup, la fatigue s’efface et je repars en sifflotant, oubliant toutes les paroles assassines des parlementaires qui s’expriment dans un parisien impeccable.

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