Ellis Island, l’Amérique tente de filtrer le flot d’émigrants arrivant du monde entier
Ma nièce qui vient de toucher le sol américain où elle souhaite s’établir nous envoie cette lettre.
» Huit mille personnes examinées par jour. De l’abattage. Ellis Island a été agrandie grâce à la terre issue du creusement du métro new yorkais. Les dix hectares de cette île sont entièrement réquisitionnés pour trier les flots d’émigrants vers l’Amérique.
Ils viennent du monde entier. Toujours des Européens des pays de l’Ouest : Irlandais chassés de leurs terres par des propriétaires toujours plus gourmands en redevances, Italiens du Sud, ouvriers allemands chômeurs …
Mais de plus en plus des Grecs, des Arméniens, des Syriens, des Russes, des Juifs fuyant les pogroms.
Mes compatriotes restent peu nombreux. Ils préfèrent l’Algérie, plus accueillante, dit-on.
Tout ce monde arrive épuisé. Des semaines pour rejoindre la France en charrette, une traversée de notre pays dans des trains sans confort, des heures à croupir, serrés dans des salles d’attente de gares ou de port (Saint Lazare, Le Havre …). La faim, la soif, le manque d’hygiène. Les maladies se répandent comme une traînée de poudre dans les rangs. Cinq à dix pour cent de ces pauvres gens meurent avant d’avoir fini le voyage dans l’entrepont d’un navire de la Compagnie Générale Transatlantique ou de la White Star Ligne. La traversée qui dure plus d’une semaine est fatale aux plus faibles.
Ellis Island, 1908
Ellis Island. Le début du « rêve américain » ! Façon de parler, chère tante, cher oncle.
Dans un immense hangar, nous sommes parqués comme des bestiaux et rangés dans des colonnes différentes suivant notre nationalité. Un service d’hygiène nous examine les yeux, nous fait tousser, on se baisse, on lève les bras … quelques secondes pour chacun. Au moindre doute, un marquage à la craie nous désigne pour un examen approfondi. Il faut écarter les contagieux, les fous ou les invalides du sol américain.
Après l’examen « médical », l’entretien administratif. Avons-nous des moyens pour survivre les premiers jours ? Quel métier souhaitons-nous exercer ? Avons-nous déjà fait l’objet d’une condamnation ? Les questions sont posées en rafales, toujours sur un ton suspicieux. L’Amérique n’a que quelques minutes pour débusquer le menteur, le voleur voire le criminel. Il paraît que les prisons de New York et des environs sont déjà pleines de ces émigrés incapables de s’adapter et qui ont sombré dans la misère et le vice.
Enfin, je suis apte pour entrer sur le sol des Etats-Unis d’Amérique ; je suis heureuse de cette nouvelle vie qui s’annonce !
J’ai le choix entre aller grossir les rangs des « sans le sou » du Lower East Side… ou utiliser les multiples lettres de recommandations fournies par ma famille.
Je réfléchis quelques jours. Sombrer dans la misère (provisoirement ! je crois à ma bonne étoile) mais être libre, ne rien devoir à personne. Ou entrer plus facilement dans la société anglo-saxonne avec les clefs fournies par mon père et mon oncle.
Dans une ou deux semaines, j’aurais pris une décision. Je ne manquerai pas d’écrire.
Je vous embrasse tous.
Votre nièce qui pense à vous. «