C. Monet « les Nymphéas »
Une surprise, une joie, un privilège.
Comme chaque vendredi soir, je devais porter les dossiers importants du moment à Georges Clemenceau, chez lui, au 8 rue Franklin.
Contrairement à son habitude, il était absent et m’avait laissé ce billet avec ces quelques mots : » vous qui aimez la peinture, rejoignez-nous, Monet et moi, à Giverny. Vous y êtes attendu … avec les dossiers ! »
Surprise : le chef de cabinet Roth ne m’avait pas prévenu de ce changement de programme. Etait-il lui-même informé ?
Joie : j’adore Claude Monet. Ses toiles me détendent. Elles représentent un France éternelle à laquelle rien ne semble pouvoir arriver. La nature y est riante, paisible et se tient à l’écart des troubles du monde actuel.
Privilège : je ne pensais pas être invité chez le peintre même si, à la demande de mon Patron, j’avais eu l’occasion d’effectuer quelques études juridiques afin de faciliter ses demandes en Mairie. Il avait souhaité pouvoir capter les eaux de l’Epte, la rivière affluent de la Seine qui passait à côté de sa propriété et les habitants de Giverny n’étaient pas, à l’époque, d’accord. Est-ce cette analyse de jurisprudence – pourtant un peu bâclée – qui me valait cet honneur de rejoindre l’ami de longue date du Président du Conseil ?
J’ai rassemblé rapidement quelques affaires et j’ai couru jusqu’à la gare Saint Lazare pour attraper le dernier train du soir pour Vernon.
« …j’attrapais le dernier train du soir pour Vernon à la gare Saint Lazare … »
« La Gare Saint Lazare à Paris, Arrivée d’un Train » par C. Monet
A mon arrivée à Vernon, deux gendarmes m’attendaient pour me conduire à la propriété de Giverny. Une belle bâtisse aux murs roses allait abriter ma merveilleuse fin de semaine.
L’accueil a été chaleureux. Les domestiques étaient aux petits soins pour « monsieur le fonctionnaire », comme ils disaient. Mon Patron a posé dans un coin, sans les ouvrir, les dossiers en me confiant avec un sourire : » j’espérais secrètement que vous alliez les oublier ou les perdre en route ! » . Il a préféré passer une bonne partie de son samedi et dimanche, à observer avec soin le nouvel arrivage de fleurs rares venant du Japon envoyées par l’intermédiaire de Tadamasa Hayashi, le marchand et collectionneur nippon installé à Paris.
Quant à Monet, il effectue depuis un certain temps des recherches à partir des nymphéas de sa propriété. En visitant son atelier, j’ai constaté que plusieurs toiles sur ce sujet étaient en route et l’on s’aperçoit que ce thème est source de variations infinies de couleurs, de lumières ou d’ombre.
Au cours de mes investigations, je me suis arrêté, songeur, devant ce tableau représentant la Seine à côté de Giverny :
Quand on le regarde bien, il ne représente rien de bien défini. L’eau s’écoule sereinement et semble rejoindre paresseusement, langoureusement, la verdure qui barre l’horizon. Les arbres caressent la surface d’une Seine étrangère à toute activité humaine. Le temps n’est plus rythmé que par les balancements lents d’une barque abandonnée que l’on devine au second plan.
» Cette oeuvre que j’ai souhaitée garder, m’aide à passer l’hiver. L’observer comme vous le faites, me replace dans un ambiance de douce chaleur de milieu d’été. J’espère qu’elle vous fait oublier un peu Paris et ses encombrements ! » s’est exclamé Monet à mon intention.
Le dimanche soir est arrivé vite, si vite. Il a fallu reprendre le train et retrouver l’appartement parisien. Bergson a raison. Le temps et la durée ne sont qu’une affaire de sensation !