» Couper le robinet pour les Russes ? » : c’est LA question du moment. Chaque fonctionnaire binoclard du Quai y va de sa petite note, plus ou moins bien troussée, pour le ministre et les journalistes donnent leur opinion dans des éditos enflammés. Faut-il interrompre l’afflux de crédits publics et privés, la levée d’emprunts vers cette nouvelle Russie pleine de bruits et de fureur révolutionnaire ?
Dans une France faite de petits épargnants ayant tous un bas de laine patiemment accumulé mais en même temps avec un riche passé de sans-culottes et de coupeurs de têtes royales, la réponse ne va pas de soi. Nous sommes dans un débat passionné » à la française » où les arguments les plus scientifiques, cartésiens côtoient la démagogie la plus éhontée et l’effet d’estrade spectaculaire.
» Il faut interrompre les prêts : l’Etat russe n’existe plus vraiment, les nouveaux pouvoirs sont faibles, rivaux et ne peuvent garantir un remboursement. En outre, l’armée russe apparaît en pleine décomposition et ne peut donc plus soutenir l’effort de guerre justifiant un appui de notre part. » C’est la thèse de mon ami Maurice Paléologue, l’ambassadeur de France à Pétrograd pour quelques jours encore. C’est aussi mon avis.
Mais ce ne sera pas la position finale du Cabinet.
Le gouvernement est complètement influencé par le ministre Albert Thomas, ministre bien à gauche, aussi sympathique qu’exalté, qui a été envoyé sur place, pour aider à définir la nouvelle politique de notre pays.
Là où Maurice ne voit que désordres, ouvriers désoeuvrés sans chefs, soldats déserteurs et soudards sans officiers, grèves à répétitions, début de famine et insécurité généralisée, Albert Thomas sent la sève révolutionnaire monter, des gens neufs et un monde nouveau s’installer, des idées audacieuses émerger…
Maurice s’exclame, effondré : » c’est le f… » . Albert Thomas rétorque enthousiaste : « …mais que c’est beau, que c’est beau ! »
Et attendant, la France » lâche du lest » , révise presque chaque jour ses positions diplomatiques pour ne pas contrarier les nouveaux maîtres de la Russie et surtout, continue de payer, encore et encore…

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