« Dieu que la politique est une chose laide ! » me lâche Philippe Pétain. Nous évoquons ensemble le sort à réserver à l’ex-ministre de l’Intérieur Louis Malvy, qui a démissionné il y a quelques semaines et va probablement être jugé au Sénat constitué en Haute Cour.
Le commandant en chef fait une mine que je trouve faussement contrite. Il a en fait puissamment oeuvré pour abattre Malvy qui avait essayé depuis le début de la guerre de trouver le juste milieu entre le pouvoir militaire tout puissant et la vie de l’arrière ne pouvant être totalement militarisé, en préservant autant que possible la prééminence de pouvoir civil.
Oui, Malvy avait refusé en 1914, pour préserver l’unité nationale, de faire arrêter préventivement les syndicalistes, anarchistes ou autres socialistes opposés à la mobilisation. Oui, il avait aussi refusé en 1916 et 1917 que le maintien de l’ordre passe aux mains des militaires dans les zones proches des combats et que les pacifistes soient réprimés en dehors d’un cadre légal. Surtout, il s’oppose toujours vivement à Pétain sur les raisons pour lesquelles une partie du pays plonge dans la crise morale, menacé par les mutineries au front et les grèves dans les usines d’armement. Pour Malvy, tout vient des soldats eux-mêmes, démoralisés par les offensives à outrance, l’échec du Chemin des Dames et pour lui, c’est eux qui « contaminent » les civils lors de leurs permissions. Il insiste aussi sur le fait que les mutins sont loin d’être tous des socialistes mais comptent aussi des royalistes et des nationalistes, acharnés à faire tomber la République qui reste pour eux « la Gueuse ».
Pétain s’emporte quand je lui rappelle cette thèse que je ne trouve pas totalement aberrante : « Foutaise ! Olivier, vous savez bien que l’immense majorité de nos soldats est la vaillance même ! Mais lorsqu’ils retournent à l’arrière, ils ne découvrent, ahuris, que désordre et relâchement. Malvy ne faisait pas son travail de ministre de l’Intérieur ! Le pays est plongé dans une ambiance délétère par la faute d’hommes comme lui »
Les contacts que j’ai ensuite avec Clemenceau ne permettent évidement pas non plus de sauver le pauvre ancien ministre, homme trop modéré dans une ambiance où seuls les fauves et les crocodiles survivent. Le Tigre est l’un des auteurs principaux de sa chute et garde la rancune tenace pour tout ceux qui se mettent en travers de son combat pour une guerre à outrance. Clemenceau ajoute, calé dans son fauteuil et le regard dur : « Mon cher Olivier, Malvy, c’est le laisser-faire, le laisser-aller et la poignée de main à n’importe qui… Au-delà de Malvy devant être évidemment réduit à néant, il y aura aussi votre ancien patron Joseph Caillaux qui aura à payer sa trahison. Je vous conseille d’ailleurs de vous écarter prudemment de cet ancien ministre des finances. Nous enquêtons avec l’aide de la police et du renseignement militaire. Rien n’exclut que nous ne procédions pas un jour à son arrestation… Il ne faudra pas que vous soyez là à ce moment. »
Je suis abasourdi. Caillaux demeure pour moi un homme droit. Peut-être lassé, comme nous tous, par une si longue guerre, a t’il tenté récemment de nouer des contacts avec des diplomates argentins ou italiens favorables à la paix. Avant 1914, il aimait aussi l’Allemagne, sa culture, son rayonnement artistique, son économie exemplaire et était favorable à un rapprochement entre nos deux grands peuples. Cela ne fait pas maintenant de lui un traître. Je quitte la demeure du Tigre la gorge nouée. Ce conflit atroce tue non seulement des millions d’hommes innocents mais sape aussi progressivement toute liberté de penser. Au front, il faut marcher au pas et se taire ; à l’arrière, eh bien, ce sera bientôt la même chose !
