27 novembre 1917 : la mise à mort des modérés

« Dieu que la politique est une chose laide ! » me lâche Philippe Pétain. Nous évoquons ensemble le sort à réserver à l’ex-ministre de l’Intérieur Louis Malvy, qui a démissionné il y a quelques semaines et va probablement être jugé au Sénat constitué en Haute Cour.
Le commandant en chef fait une mine que je trouve faussement contrite. Il a en fait puissamment oeuvré pour abattre Malvy qui avait essayé depuis le début de la guerre de trouver le juste milieu entre le pouvoir militaire tout puissant et la vie de l’arrière ne pouvant être totalement militarisé, en préservant autant que possible la prééminence de pouvoir civil.
Oui, Malvy avait refusé en 1914, pour préserver l’unité nationale, de faire arrêter préventivement les syndicalistes, anarchistes ou autres socialistes opposés à la mobilisation. Oui, il avait aussi refusé en 1916 et 1917 que le maintien de l’ordre passe aux mains des militaires dans les zones proches des combats et que les pacifistes soient réprimés en dehors d’un cadre légal. Surtout, il s’oppose toujours vivement à Pétain sur les raisons pour lesquelles une partie du pays plonge dans la crise morale, menacé par les mutineries au front et les grèves dans les usines d’armement. Pour Malvy, tout vient des soldats eux-mêmes, démoralisés par les offensives à outrance, l’échec du Chemin des Dames et pour lui, c’est eux qui « contaminent » les civils lors de leurs permissions. Il insiste aussi sur le fait que les mutins sont loin d’être tous des socialistes mais comptent aussi des royalistes et des nationalistes, acharnés à faire tomber la République qui reste pour eux « la Gueuse ».
Pétain s’emporte quand je lui rappelle cette thèse que je ne trouve pas totalement aberrante : « Foutaise ! Olivier, vous savez bien que l’immense majorité de nos soldats est la vaillance même ! Mais lorsqu’ils retournent à l’arrière, ils ne découvrent, ahuris, que désordre et relâchement. Malvy ne faisait pas son travail de ministre de l’Intérieur ! Le pays est plongé dans une ambiance délétère par la faute d’hommes comme lui »

Les contacts que j’ai ensuite avec Clemenceau ne permettent évidement pas non plus de sauver le pauvre ancien ministre, homme trop modéré dans une ambiance où seuls les fauves et les crocodiles survivent. Le Tigre est l’un des auteurs principaux de sa chute et garde la rancune tenace pour tout ceux qui se mettent en travers de son combat pour une guerre à outrance. Clemenceau ajoute, calé dans son fauteuil et le regard dur : « Mon cher Olivier, Malvy, c’est le laisser-faire, le laisser-aller et la poignée de main à n’importe qui… Au-delà de Malvy devant être évidemment réduit à néant, il y aura aussi votre ancien patron Joseph Caillaux qui aura à payer sa trahison. Je vous conseille d’ailleurs de vous écarter prudemment de cet ancien ministre des finances. Nous enquêtons avec l’aide de la police et du renseignement militaire. Rien n’exclut que nous ne procédions pas un jour à son arrestation… Il ne faudra pas que vous soyez là à ce moment. »
Je suis abasourdi. Caillaux demeure pour moi un homme droit. Peut-être lassé, comme nous tous, par une si longue guerre, a t’il tenté récemment de nouer des contacts avec des diplomates argentins ou italiens favorables à la paix. Avant 1914, il aimait aussi l’Allemagne, sa culture, son rayonnement artistique, son économie exemplaire et était favorable à un rapprochement entre nos deux grands peuples. Cela ne fait pas maintenant de lui un traître. Je quitte la demeure du Tigre la gorge nouée. Ce conflit atroce tue non seulement des millions d’hommes innocents mais sape aussi progressivement toute liberté de penser. Au front, il faut marcher au pas et se taire ; à l’arrière, eh bien, ce sera bientôt la même chose !

Louis Malvy, ancien ministre de l’Interieur, est mis en accusation. L’homme est trop modéré pour l’époque…

20 novembre 1917 : Le Tigre revient !

« Un jour, de Paris au plus humble village, des rafales d’acclamations accueilleront nos étendards vainqueurs, tordus dans le sang, dans les larmes, déchirés des obus, magnifique apparition de nos grands morts. Ce jour, le plus beau de notre race, il est en notre pouvoir de le faire ! « 

Discours magnifique à la Chambre, moment unique : j’en ai la gorge nouée. Mon « patron », Georges Clemenceau, revient en pouvoir ! Poincaré qui s’en méfie mais pensait à lui depuis longtemps, s’est finalement décidé, après avoir nommé une succession de Présidents du Conseil qui ne laisseront sans doute pas de grands souvenirs dans la mémoire collective.

Le Tigre revient… Poincaré a fait le choix de la guerre à outrance. Il écarte les options pacifistes ou même modérées. Fini les conciliabules secrets avec des pseudo-diplomates allemands, fini les rêves – illusoires, j’en suis sûr – d’une paix blanche, sans vainqueur ni vaincu. Les boches ne nous rendront pas l’Alsace et la Lorraine et veulent notre perte. Ceux qui croient à autre chose restent de doux rêveurs. Il faudra se battre jusqu’au bout. Briand, Caillaux et les autres seront écartés, voire poursuivis.

Il faut tenir, continuer obstinément le combat… en attendant les Américains et leurs ressources humaines, matérielles et financières immenses.

Clemenceau incarne une ligne claire, un choix limpide et galvanisant.

Je n’ai pas été nommé chef du cabinet civil. Légère déception. A 49 ans, avec mon expérience, cela n’aurait pas été incongru. Georges Mandel – que j’ai du mal à cerner – a su être, à 32 ans, plus convaincant que moi. Le Tigre me propose d’assurer plutôt la jonction entre Poincaré et lui : «  Vous savez travailler avec tout le monde et en même temps, votre loyauté à mon égard n’a jamais été prise en défaut. La qualité de mon lien avec le Président de la République apparaît comme l’élément à préserver absolument. Vous connaissez mon fichu caractère. A vous de faire en sorte que Poincaré puisse me supporter assez longtemps pour que l’on gagne cette foutue guerre ! »

Quand je lui parle de Mandel, ma mine un peu déconfite, pour comprendre pourquoi ce dernier occupera la place centrale dans son dispositif, Clemenceau me répond, pédagogue: « Cher Olivier, cela ne doit pas vous préoccuper. Vous n’avez plus l’âge de perdre votre temps au téléphone, toute une journée durant, avec les parlementaires compliqués ou les préfets en attente d’instructions claires, de vivre nuit et jour pour votre patron… Et puis, je ne peux me passer de Mandel, même s’il m’énerve souvent. Il pense pour moi  et me protège en faisant le rempart nécessaire avec beaucoup de gens pour que je puisse me concentrer sur l’essentiel. Tout le monde salue sa puissance de travail mais il n’est guère sympathique. Quand je pète, c’est lui qui pue… »

Il est décidé que je ne quitterai pas mon bureau de l’Elysée situé à côté de celui de Poincaré. Je ne rejoindrai donc pas la rue Saint Dominique et le ministère de la Guerre où Clemenceau s’est installé puisqu’il cumule ce ministère avec la présidence du Conseil. Deuxième petite blessure d’amour propre. Je ne serai donc pas localisé facilement là où tout se passe et se décide. A moi donc d’être présent au bon moment, le soir vers huit heures par exemple, quand le Tigre se détend avec ses proches collaborateurs. Peut-être aussi que Clemenceau continuera à m’inviter chez lui, de très bonne heure le matin, pendant sa gymnastique par exemple ou le midi quand il rentre chez lui en auto pour déjeuner…

Aider le Tigre à nous faire gagner la guerre : cela doit devenir notre unique objectif à tous !

Georges Mandel devient chef de cabinet de Clemenceau. Cette fois-ci, Le Tigre me laisse un peu à l’écart. Déception…

12 novembre 1917 : le mendiant russe qui prend le pouvoir

Par un froid glacial doublé d’un vent mauvais, un homme habillé en mendiant traverse Pétrograd. Il a un bandeau d’un blanc douteux tout autour de la tête comme s’il était blessé ou atteint d’une vilaine maladie de peau… il ne paye guère de mine.

L’individu bizarre marche près de deux heures dans la boue et la neige fondue de la capitale russe et passe, un à un, les multiples contrôles tenus par la soldatesque ou les ouvriers révoltés. Dans cette ambiance insurrectionnelle, chaotique, où l’incident malheureux arrive parfois et une balle est vite tirée sur toute personne suspecte, nul n’ose pourtant interpeller notre homme, peut-être par respect – ou pitié – pour son état misérable. Son pas reste étonnamment décidé et rapide et il atteint Smolny, siège des bolcheviks. Là encore, il se faufile dans la foule grondante sans être inquiété. Arrivé parmi les dirigeants, d’un geste théâtral, il défait son pansement en fait inutile, retire son écharpe grise, trouée et finalement hors d’âge. Il se révèle propre, a le regard vif, dégage une énergie formidable et tonne d’une voix qui domine celle des autres. A ce moment, il se redresse, gonfle sa poitrine et chacun le reconnaît avec un murmure de stupéfaction : c’est Lénine !

Le meneur bolchevik prend alors l’ascendant sur les autres dirigeants présents, avec le magnétisme qui l’a toujours caractérisé. C’est lui qui a la répartie la plus facile et argumente de la façon la plus convaincante.  Il ne s’embarrasse pas de doutes ni d’état d’âme. Son discours tranchant comme une lame, parfois violent, emporte tout sur son passage comme un fleuve sortant de son lit. Lénine balaie toute opposition par ses gestes brusques, le regard volontiers plein de colère et suscitant la crainte. C’est un fait dont personne ne doute : il fera arrêter ceux qu’il juge trop mous ou peu fiables.

Le représentant de l’ambassade de France qui m’écrit pour me conter tout cela, Louis de Robien, m’indique que Lénine n’hésite pas à mentir s’il le faut. Il annonce pas exemple la chute de Kerenski plusieurs heures avant l’arrestation réelle des ministres du gouvernement provisoire. Grâce à cet arrangement avec la vérité, il prend facilement l’avantage sur ses adversaires plus lents et scrupuleux.

Personne ne regrette Kerenski. Le dirigeant menchevik avait fini par se couper de tous les autres révolutionnaires et même du peuple qui avait pourtant cru en lui au début.

Il va falloir se faire à Lénine.

S’il est faible, il sera balayé en quelques jours dans cette ambiance totalement instable et imprévisible du Pétrograd d’aujourd’hui. S’il est fort, la Russie si vaste, si fragmentée, aura alors l’homme à poigne dont elle a toujours besoin.

 

L’Institut Smolny, siège des nouveaux dirigeants russes, les bolcheviks.

 

 

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