Faut-il en finir avec le général Nivelle ? Le commandant suprême des forces françaises a cruellement échoué lors des offensives massives du mois d’avril au Chemin des Dames. On parle de plus de 140 000 hommes hors de combat dont 40 000 tués. En trois jours ! Pour quelques kilomètres gagnés face à un ennemi qui, manifestement, avait eu vent de nos projets et su s’organiser ! Un désastre. Nos soldats sont venus s’écraser sur un mur infranchissable fait de canons, de barbelés, de mitrailleuses et de troupes beaucoup plus nombreuses que prévues et solidement retranchées.
Des manifestants surexcités, dans les rues de Paris, scandent pour la première fois depuis le début du conflit « A bas la guerre ! Vive le révolution russe ! » avant d’être dispersés sans ménagement par la police. L’automobile du président Poincaré est quant elle parfois huée à un carrefour lorsqu’elle les gens le reconnaissent. On craint les jets de pierre et les violences physiques : le préfet de police nous conseille d’éviter les sorties.
Dans les antichambres des ministères et de la Chambre, l’atmosphère devient lourde, presque irrespirable. On cherche des coupables, des têtes doivent tomber.
Le président du Conseil Ribot reste étonnamment silencieux et ne soutient guère le Président de la République, coupable à ses yeux d’avoir trop ouvertement soutenu, lors des conseils de guerre dans son wagon, Nivelle et ses plans audacieux de reconquête territoriale. Le ministre de la Guerre Painlevé a déjà presque obtenu la tête de Mangin et il pousse en avant Pétain aux dépens de Nivelle.
Certains parlent même de démission de Poincaré. Les journalistes m’appellent pour savoir quelles sont les intentions de mon patron ; ils me poussent à expliquer la position du chef d’Etat et essaie d’arracher des confidences.
Quand on reprochait à Joffre d’avoir enterré, sans espoirs, l’armée française pendant deux longues années dans des tranchées, chacun était content de trouver Nivelle pour le remplacer. On attendait beaucoup de celui qui avait été l’un des vainqueurs de Verdun, capable de prendre les forts de Vaux et Douaumont. J’étais le premier à soutenir ce choix, paraissant évident à l’époque. Nous nous sommes trompés !
Le déplacement que j’ai fait, hier, sur les lieux des combats, m’a profondément choqué. Non seulement les pertes se révèlent considérables ( des dizaines de tentes immenses pleines de brancards, des fermes entières réquisitionnées et transformées en hôpitaux de fortune ) mais les moyens sanitaires ne sont pas du tout à la hauteur. De nombreux blessés souffrent dans des conditions indignes et meurent, faute de soins. Je vois beaucoup de gamins de l’âge de mon fils. Et le papa que je suis a parfois l’impression d’entendre sa voix dans les plaintes des soldats ou de voir ses yeux sous les bandages de visages couverts de sang. Et cette odeur asphyxiante de pourriture et de mort ! Tout ça pour quelques centaines de mètres gagnés aux Allemands. Je suis révulsé.
Revenu à Paris, je découvre que l’on parle d’une seconde « offensive Nivelle » programmée dans les prochains jours. Après un premier moment de stupeur, la colère l’emporte. Je prépare mes arguments pour le Président : il faut changer le cours de l’Histoire. La boucherie du Chemin des Dames doit s’arrêter. A moi de convaincre coûte que coûte et et d’aider à sauver des milliers de vies humaines.
