C’est pour moi un choc. Stolypine est mort. Le premier ministre russe auquel j’avais serré la main au moins deux ou trois fois lors de mes visites à Saint-Petersbourg, n’est plus. Un coup de feu presque à bout portant en plein opéra de Kiev, il y a quatre jours, une longue et douloureuse agonie et voilà, plus rien, un homme d’Etat disparaît, emporte avec lui les espoirs de réforme d’une partie des Russes.

Comme d’habitude dans cet empire compliqué, rien n’est propre, tout sent le coup tordu de la police politique. Comment expliquer sinon qu’un opposant au régime, connu et surveillé – Dmitri Bogrov – ait pu s’approcher à ce point du premier ministre que l’on savait menacé ? Stolypine avait déjà été victime d’attentats, il aurait dû être plus protégé qu’un autre. Au lieu de cela, un service d’ordre passoire, des gardes du corps inefficaces : bref, un réformateur jeté en pâture aux extrémistes violents de tous poils, soutenus, contre nature, par les conservateurs champions de l’immobilisme.
Cette noblesse russe arc-boutée sur ses privilèges, qui n’aime la démocratie que lorsqu’elle la fréquente, l’hiver venu, dans les palaces cossus de la Côte d’Azur, a laissé Stolypine prendre les coups seuls, a laissé cet homme se débrouiller sans elle pour réformer son immense pays.
Trois ans avant sa mort, le premier ministre écrivait déjà dans son testament : » Je veux être enterré là où je serai assassiné. » Sachant sa vie en sursis, il dansait comme un funambule au-dessus du vide, résistant au vent des complots, aux lâchetés de ceux qui le poignardaient, dans le dos, pour avoir osé mettre en cause les privilèges fiscaux et la distribution inégale des terres.
Après avoir été touché d’une balle avant le début de la représentation à l’opéra, Stolypine a calmement retiré ses gants puis ouvert son gilet pour constater l’ampleur de sa blessure. Il a adressé un signe de croix en direction du tsar qui le regardait sans réagir. Il a mis ensuite de longues minutes avant de s’effondrer, comme voulant croire jusqu’au bout à sa mission impossible de réforme.
« Même avec une main de fer, vous ne pouvez pas réformer la Russie… » lâche devant moi l’ambassadeur russe qui m’apporte les dernières nouvelles.
Nicolas II a tenu la main de son premier ministre avant que celui ne rende son dernier soupir. Il lui a demandé pardon. Pardon de l’avoir fait surveiller, pardon de ne pas lui avoir accordé toute sa confiance, pardon de ne pas l’avoir soutenu vraiment face à la meute des opposants, pardon d’avoir écouté l’impératrice plutôt que lui….
Trop tard, Stolypine n’est plus. Avec lui, s’envole l’espoir d’une Russie s’occidentalisant, d’une Russie entrant pleinement dans l’ère industrielle… Le géant de l’Est s’effondre, s’éloigne et bascule dans un avenir incertain.
Il est quatre heures à Paris mais en Russie, la nuit tombe déjà.
Des images de la mort de Stolypine…