« Il y a deux méthodes. Soit vous favorisez l’entrée au gouvernement de vos amis – ce qui est naturel – soit vous laissez passer ceux qui vous nuisent et sont en embuscade pour pouvoir ensuite leur tirer dessus en pleine lumière – c’est plus tordu mais très efficace ! »
Clemenceau a gardé son cynisme teinté d’humour vachard. Je lui expose depuis une bonne heure toutes les questions que nous nous posons, Ernest Monis et moi pour constituer le futur gouvernement.
Il reprend : «Le rapport de force n’est pas en faveur de nos amis, les radicaux modérés. Nous sommes submergés par les laïcards furieux, les anticongréganistes intransigeants, les amoureux de la Loi et les gardiens farouches des prérogatives de la Chambre. Pourquoi lutter ? Nous sommes pour l’instant minoritaires. »
Il passe sa main, de façon lasse, sur ses magnifiques moustaches blanches.
Je glisse alors la question fatidique. « Qui faut-il désigner au poste stratégique de ministre des Affaires Étrangères ? »
Le Tigre répond : «Prenez quelqu’un de rigoureux, qui ne confond jamais son intérêt personnel et celui de l’État. Dans ce ministère, les tentations sont grandes de se faire inviter ici par les Allemands, là par les Austro-Hongrois, plus tard par les Anglais ou les Turcs.
Prenez donc Cruppi. Excellent garçon mais raide comme un passe-lacets, ancien avocat général à la Cour de Cassation. Il en a gardé toute la rigidité mais aussi le souci de creuser un dossier à fond. Il aura bien du mal dans les affaires marocaines où le chemin pour aller d’un point à l’autre est rarement la ligne droite. Eh bien, ce sera justement du pain béni pour nous. Il nous dira tout, y compris ses difficultés et ses faux pas. Nous allons le regarder s’ébattre le sourire en coin. »
Le sénateur Jean Cruppi, grand juriste et spécialiste budgétaire, sera ministre des Affaires Etrangères
Va pour Jean Cruppi. L’homme ne m’est pas sympathique. S’il a été pénible lors de la grève des cheminots et interpelait sans cesse le gouvernement, il est devenu franchement insupportable quand Briand avait fait son faux pas à la Chambre.
Pour autant, il a souvent rapporté avec talent le budget de différents ministères et il reste un juriste pointu.
Caillaux aux Finances, Berteaux à la Guerre, Cruppi aux Affaires Étrangères… il va falloir que j’apprenne à survivre en milieu hostile.