Je laisse mon patron dîner avec Jaurès. Les grands avec les grands. Ce soir, je vais boire un verre avec un socialiste beaucoup plus discret. Je veux parler de Léon Blum, collègue et ami du Conseil d’Etat, passionné de littérature : sa réputation de critique littéraire n’est plus à faire.
Léon Blum
Comme d’habitude, je sais que Léon et moi, nous parlerons de nos enfants, du prochain livre de Gide, de la dernière pièce de Paul Bourget, Tristan Bernard ou de Georges de Porto-Riche ou enfin de la petite vie du Conseil d’Etat rythmée des derniers arrêts marquants où le commissaire de gouvernement a su faire avancer le droit avec de brillantes conclusions.
Depuis son départ de l’Humanité en 1905, Blum ne parle plus guère politique. Il reste adhérent à la Sfio mais semble mépriser ses dirigeants. Il me fait penser à ces chrétiens sincères qui se lamentent de la faiblesse du curé de leur paroisse et de l’étroitesse des vues du pape. » Je ne milite plus et ne prends plus position. Les tribunes et les rassemblements me fatiguent. Les grands discours de nos dirigeants me navrent. Je préfère le calme des livres, l’excitation intellectuelle des pièces de théâtre et les joies de la vie de famille. »
Léon me laisse perplexe. Je connais ses talents de lutteur politique, de polémiste, son goût pour les combats à la Chambre et l’odeur de la poudre qui va avec. Est-il vraiment comme un cheval de course qui se serait mis à aimer les tours de manège ou un financier de haut vol qui se contenterait de collectionner les bons du Trésor ? Je doute…
» C’est vers trois heures du matin que j’ai entendu un grand bruit dans le grenier, le choc brutal d’un objet ou d’un corps qui tombe. Je me suis précipitée et je n’ai rien trouvé. Le silence était revenu dans l’immense pièce. Mais je ne cessais de penser à mon mari. Je le voyais presque. Il était comme devant moi, dans son ciré gris de marin ; bizarrement, il grimaçait de douleur. Un mois après, j’apprenais qu’il était mort en mer, justement ce soir-là – le soir du grand bruit inexpliqué – pauv’homme, écrasé, coupé en deux (elle fait le geste) par une corde du filet de pêche de son thonier. Voilà monsieur, ce que nous appelons, nous les Bretons, une « signifiance »… » La vieille femme s’arrête de parler, étouffant un sanglot. La bonne du voisin reprend, explique cette fameuse « signifiance » : » En Bretagne, la mort nous fait signe, elle s’annonce, surtout pour nous, les femmes de marin. Un arbre au milieu de nulle part, sans feuille, par un soir d’orage ; un chat noir qui vient miauler de façon agressive sous notre fenêtre ; un verre qui se brise dans la main, un meuble qui tombe… : autant de signes qui annoncent le malheur. »
Un thonier en 1911
Avec mon panier de provisions à la main, dans l’escalier de l’immeuble parisien tout neuf où nous sommes, tous ces racontars de bonne femme paraissent loin, irréels et dérisoires. Une « signifiance » … et puis quoi encore ? Mon esprit cartésien, mon appétit pour les sciences m’éloignent de ce monde de légendes et de croyances.
La vieille femme de Cancale sent que je peine à la croire. Elle remet sa mèche de cheveux tout blancs derrière son oreille, redresse fièrement la tête et me jette : « Monsieur le fonctionnaire, quand vous mangerez votre poisson, la prochaine fois, pensez aux marins qui risquent leur vie pour vous. Pensez à mon homme parti si jeune… »
Gêné, ne sachant quelle attitude adopter, je bredouille un « Voui madame, z’avez raison madame, je penserai, je penserai… »
Je pousse enfin la porte de chez moi. Ma propre bonne me demande : « Ben alors monsieur, vous z’êtes décidé pour c’midi ? J’vous fait du poisson ou du poulet ? »
Rêveur, je m’entends répondre : » Du poulet, Augustine, du poulet… c’est mieux… »
Ils sont six, j’ai ma liste devant moi. J’hésite. Joseph Caillaux, mon patron, m’a dit avant de partir à la Chambre : « Trouvez-moi un socialiste avec qui dîner après-demain soir ! Je veux savoir ce qu’ils ont dans le ventre, avant de terminer la négociation avec l’Allemagne et la crise d’Agadir ! » J’ai répondu, un peu surpris de cette demande soudaine : » Mais monsieur le Président du Conseil, des personnalités socialistes, il y a en a beaucoup. Des modérés, des mous, des durs, des fins, des patauds, d’anciens ministres, des syndicalistes acharnés… Qui contacter ? » Caillaux a alors réajusté son monocle (qui m’amuse mais agace profondément ma femme) et m’a lancé ironique : « Ecoutez mon vieux, établissez une liste de, euh, … par exemple… six noms. Vous réfléchissez bien puis vous me les classez par ordre d’intérêt et vous en retenez un seul. Pour un homme brillant et bardé de diplômes comme vous, cela devrait être assez… primaire, non ? »
Et me voilà avec ma feuille de papier, ma plume Sergent-Major, mon encrier et six noms griffonnés, ceux qui me passent par la tête : Briand, Jaurès, Guesde, Viviani, Millerand, Jouhaux.
J’examine le cas de Léon Jouhaux. Leader de la Cgt, défenseur de la Charte d’Amiens, il s’oppose de toutes ses forces à la main-mise de la Sfio sur son syndicat. Socialiste ? Finalement, on n’en sait rien. Je barre.
Léon Jouhaux
Puis je me penche sur le cas « Jules Guesde ». C’était l’un des gagnants lors du congrès du Globe, celui qui a fondé la Sfio en 1905. Actuellement, il se marginalise de plus en plus, n’ayant pas le charisme et les talents visionnaires de Jaurès. Il pèse de moins en moins lourd et apparaît comme un intellectuel en déclin. Je raye son nom.
Jules Guesde
René Viviani. Beau parcours. Défenseur des ouvriers lors de la grande grève de Carmaux, il a été notre premier ministre du Travail. Mais voilà, j’ai regretté sa perte de sang-froid lors du conflit des chemins de fer qu’avait subi mon ancien patron Aristide Briand. Je tire un trait sur son nom.
René Viviani
Alexandre Millerand ? On se rappelle ses décrets réduisant le temps de travail. Il est resté ami de Briand et Clemenceau. Un homme droit ? Oui, mais aussi un homme qui semble évoluer vers la droite, dit-on. Je passe.
Alexandre Millerand
Aristide Briand. Ancien Président du Conseil et ministre de l’Intérieur. J’ai travaillé sous ses ordres. Il a fini par m’apprécier après avoir longtemps cru que j’étais l’homme envoyé par Clemenceau pour l’espionner. Il me semble vouloir se reposer après des mois intenses à la tête de l’Etat. Je le laisse tranquille.
Aristide Briand
Il me reste Jean Jaurès. Le tribun du Parlement. Le défenseur de la cause ouvrière, le penseur d’un socialisme rénové et non révolutionnaire mais qui refuse les compromis médiocres. Le Dreyfusard des débuts, le fondateur de l’Humanité.
Jean Jaurès
Cela m’amuse de retenir son nom et de programmer un dîner avec Caillaux, le fils de bonne famille (son père était ministre sous Mac-Mahon et a réussi dans les affaires), inspecteur de finances et grand bourgeois (il siège dans de nombreux conseils d’administration). J’imagine déjà les deux hommes au dessert : Jaurès s’indignant de tout (les bagnes militaires, les colonies où les indigènes sont maltraités, les mines où les ouvriers crèvent…) et Joseph Caillaux sarcastique, s’entourant des volutes de son cigare, réajustant son monocle et renversant son grand front en arrière. Un dîner improbable. Le mariage de la carpe et du lapin. Un régal. J’espère être de la partie.
» Cet homme se moque du monde ! Mener ainsi une diplomatie secrète et parallèle peut se révéler dangereux compte tenu des fortes tensions avec l’Allemagne. »
Clemenceau ne décolère pas en m’écoutant raconter comme Joseph Caillaux, le rusé Président du Conseil négocie en sous-main avec les autorités de Berlin pour mettre fin à la grave crise survenue après l’envoi de la canonnière Panther à Agadir. Il grommelle :
» Cet homme nous croit toujours en position de faiblesse, comme si nous étions encore en 1872 avec Bismarck isolant la France du reste de l’Europe et travaillant à limiter nos possibilités de développement. Il pratique une diplomatie de la peur et de la soumission. »
Je tente de défendre mon patron actuel en rappelant que Caillaux a bien fait le point, au début de la crise, avec le généralissime Joffre et lui a demandé si nous avions 70 % de chances de gagner la guerre contre l’Allemagne si celle-ci survenait. Clemenceau me coupe :
» Evidemment, ce trouillard de Joffre a répondu que nous n’avions pas 70 % ! J’aurai pu aussi répondre la même chose, avec moins d’étoiles sur le képi ! » Il reprend un instant son souffle mais garde le visage cramoisi de colère : » L’important est le soutien de l’Angleterre. Nous l’avons sans ambiguïté. Et de ce fait, nous ne craignons plus rien. Mais dites-moi, Olivier, comment avez-vous su que Joseph Caillaux court-circuitait son propre ministre des Affaires Etrangères Justin de Selves ? »
Photographie de Justin de Selves, ministre des Affaires Etrangères, qui ne cesse de se plaindre de la diplomatie parallèle de Joseph Caillaux, Président du Conseil
Si Caillaux a trahi la confiance de la Chambre et pratique un jeu solitaire, j’ai conscience pour ma part d’agir dans son dos en racontant tout au Tigre, mon ancien patron. Clemenceau, les mains dans le dos, regardant par la fenêtre de son domicile de la rue Franklin, sent que ma conscience me travaille. Il me jette alors un regard enjôleur et doux dont il a le secret et d’une voix apaisante il m’assure : « Olivier, il n’y a aucun mal à raconter à un parlementaire les agissements indélicats d’un ministre, fusse celui qui vous emploie. Au-dessus du secret professionnel, il y a la droiture républicaine. Allez-y, parlez sans crainte. »
La gorge nouée, j’évoque alors tout ce que j’ai découvert ces derniers mois. Les télégrammes diplomatiques allemands des 26 et 27 juillet décodés par notre service du chiffre et qui évoquent clairement les tractations de Caillaux « … qui doivent se faire à l’insu de l’ambassadeur de France à Berlin Jules Cambon ». Je parle aussi de la succession des banquiers et hommes d’affaires dans le bureau du Président du Conseil. Je cite notamment le tout puissant Fondère négociant, à la barbe du reste du gouvernement, avec le baron de Lanken, l’homme de confiance de Guillaume II.
Clemenceau est atterré par mes révélations. Il note les noms, les dates… « … pour plus tard, un jour… » ne cesse de répéter cet homme à la rancune tenace.
Quand je quitte le Tigre, je serre chaleureusement la main du vieil homme que je n’ai jamais cessé d’admirer. Je lui glisse : » Monsieur, vous ne pouvez pas savoir comme je tiens à vous. » Clemenceau me répond, en tapotant affectueusement mon épaule : « Vous tenez à moi, c’est parfait mon petit… et moi, eh bien, je tiens Caillaux. »