« Vous n’avez pas un moyen pour la faire taire ? » Claude Debussy partage un morceau et un verre de vin avec moi, ce soir, dans un « bouillon » du côté de Montparnasse. On sent le compositeur ennuyé. Alma Mahler, la femme de Gustav, raconte partout que Debussy a quitté ostensiblement la salle du Trocadéro lors du concert du 17 avril dernier pendant que son mari dirigeait sa Deuxième Symphonie.
Claude Debussy en a assez des ragots…
Claude précise : » Je me serais levé au beau milieu du deuxième mouvement et j’aurais gagné la sortie accompagné de mes amis Pierné et Dukas. Tout cela n’a pas de sens ! J’aime Mahler et ses symphonies. Ce grand chef d’orchestre dirige même mes œuvres à New-York : les Nocturnes et Prélude à l’après-midi d’un faune ! »
Pendant que le musicien me fait part de son dépit d’être victime de ragots qui donnent de lui une image très éloignée de son sens de la politesse, je repense à Alma Mahler. La belle Alma, la sulfureuse Alma. Elle nous avait invités Georges Clemenceau, Claude Debussy, Gabriel Fauré et moi au mois d’avril à une réception où elle brillait de mille feux. Intelligente, avec de vrais talents de conteuse, une pointe d’humour et d’ironie, elle captivait les convives en racontant des dizaines d’anecdotes sur la vie mondaine viennoise.
Quand j’avais raccompagné Clemenceau chez lui, le Tigre m’avait dit : « Vous verrez, la belle Alma, aujourd’hui elle en raconte des « vertes » et des « pas mûres » sur Vienne ; demain, elle fera la même chose sur Paris. Méfiez-vous d’elle, ne lui parlez pas trop de vous. Cette femme vous transformera vite en personnage de roman pour ses amis du monde entier. »
La prédiction de mon ex-patron se vérifie et c’est Claude Debussy qui fait maintenant les frais de la langue bien pendue d’Alma. Elle le fait passer pour un mari maltraitant, un rustre qui se moque du travail de ses confrères, un homme incapable d’apprécier d’autres musiques que celles écrites à Paris.
Comment faire taire Alma ? L’élégante va d’une capitale à l’autre, rencontre des artistes, des aristocrates et grands bourgeois de partout, elle glisse un mot à l’un, une confidence à l’autre, un soi-disant secret au troisième. Elle raconte tellement bien qu’on se laisse prendre et chacun de répéter ensuite et à l’infini ses croustillantes histoires lors d’autres dîners en ville.
Je regarde Debussy dans les yeux et lui assène : « Pour votre réputation mondaine, cher ami, je pense que c’est cuit. En revanche, continuez à faire d’autres Préludes, allez voir les Russes ou Gabriele D’Annunzio qui veulent travailler avec vous… Composez, composez sans relâche, et oubliez Alma ! »
Après l’avoir quitté, je prends une des photographies d’artistes qui ne quittent pas le fond de mon portefeuille. Je regarde longuement et pensivement un cliché d’Alma, datant d’une dizaine d’années, quand elle était encore avec Klimt.
Mon cliché d’Alma Mahler
C’est d’ailleurs ce dernier qui m’avait donné ce portrait lors de mon voyage à Vienne. Alma porte un chemisier blanc, un foulard de la même couleur habille son long cou, l’ombre sur son visage aux traits délicats n’empêchent pas ses yeux de nous fixer avec une insistance moqueuse et charmante à la fois. Quel regard, quel port de tête de reine, quel sourire aguicheur… Comment peut-on oublier Alma ?
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Cette dame faisait un sacré effet sur les meilleurs artistes viennois. Oskar Kokoschka, découvert par Klimt, a raconté dans ses mémoires comment il s’y prit, quelques années plus tard, pour se désensorceler d’Alma Malher, après qu’elle l’eût quitté, effrayée dit-on par sa passion, pour l’écrivain Franz Werfel.
Il fit faire par une artiste munichoise une poupée grandeur nature d’Alma en lui fournissant toutes les photos à sa disposition. Même s’il ne fût pas tout à fait convaincu du résultat, il utilisa celle-ci (la poupée je veux dire !) pour modèle de nombreuses toiles, puis il décida de mettre fin symboliquement à sa liaison avec Alma au cours d’une soirée à laquelle il convia tous ses amis. A la fin de la fête il décapita la poupée en public et brisa une bouteille de vin rouge sur la tête même du pantin désarticulé.
Il racontait en outre, mais on est en droit là de suspecter une certaine affabulation de sa part, que le lendemain, des policiers apercevant de la rue ce qui semblait être le corps d’une femme couverte de sang dans son jardin, engagèrent un début d’enquête criminelle.
Sa conclusion. « Ils avaient raison, c’était cela…..cette nuit là j’avais bien tué Alma. »
Bye
Olivier Stable
PS : Alma avec sa fille Anna, en 1908.
http://www.library.upenn.edu/collections/rbm/photos/mahler/55-1-33.html
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