17 octobre 1910 : Comment briser une grève

« Il faut casser la grève mais pas les grévistes. »

Dans la tourmente, Briand conserve le sens de la formule. Ces derniers jours ont été rudes mais notre fermeté a payé.

La grève des trains dans le réseau de l’État et dans une bonne partie des compagnies privées devait prendre fin impérativement. La défense du pays était en jeux : l’ensemble des troupes françaises serait acheminé par chemins de fer en cas de conflit avec l’Allemagne.

Pour Briand, ce fût un déchirement. Ancien socialiste grand teint et partisan de la grève générale, il a dû, maintenant, arrivé Président du conseil et ministre de l’Intérieur, prendre des décisions sans état d’âme.

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La grève qui prend fin, tourne vraiment mal. On compte de nombreux cas de sabotages, sur toute la France, avec des machines cassées et des aiguillages déréglés. La troupe découvrira même des bombes posées sur les voies, comme à Reuilly ou à la gare des Chantiers de Versailles.

Mercredi, il m’a confié sur un ton bizarrement jovial : « Je vais avoir besoin de vous ! Du temps de Clemenceau, le spécialiste des opérations de maintien de l’ordre, c’était vous, n’est-ce pas? »

J’ai répondu que c’était dommage qu’il n’ait retenu que cet aspect de mon passage dans le cabinet du Tigre.

Me sentant vexé, il est redevenu grave et a repris :

« En fait, je souhaite que le mouvement des cheminots s’arrête mais je veux que cela se fasse sans mort ni blessé. Autrement dit, je réprouve les charges de dragons ou autres interventions tapageuses de cuirassiers. Dites-moi comment m’y prendre. »

Assis l’un en face de l’autre, je me suis efforcé de l’amener seul aux décisions douloureuses :

« Monsieur le président, vous qui avez été un spécialiste de la grève générale, vous saviez comment vous y prendre, à l’époque, pour bloquer le pays ?

– Où voulez-vous en venir ? me répond-il, surpris de cette façon d’aborder le problème.

Eh bien, pour casser une grève, il convient d’agir exactement à l’inverse de ce que vous aviez en tête à l’époque.

– C’est à dire… ?

– Les journaux, par exemple, que comptiez-vous faire au moment où vous étiez dans la gauche dure ?

– Nous invitions les journalistes à présenter notre mouvement de façon sympathique, en faisant un peu pression sur eux (Ndlr : avec les syndicats des ouvriers de l’imprimerie).

– Dans notre cas présent, nous exécuterons la même tâche, mais à l’envers : rendre le mouvement antipathique. Il faut pousser la presse (qui a besoin de nos informations gouvernementales pour vivre) à raconter, par exemple, les cas de voyageurs bloqués avec leurs trois enfants, en bas âge, en gare, dans le froid. Les cas de sabotage qui semblent s’étendre doivent aussi être judicieusement exploités pour donner le sentiment que les meneurs se révèlent à la fois dangereux et irresponsables. Une photographie, à la une, d’une locomotive cassée, pouvant provoquer un accident grave, ferait un excellent effet sur l’opinion.

– Et les meneurs ?

– Si la souplesse s’impose pour la majorité des grévistes – laissons les troupes d’infanterie et du génie occuper les gares de façon « bon enfant » – , la fermeté l’emportera quand il s’agit des leaders. Les responsables de la Cgt qui s’apprêtent à étendre le mouvement aux électriciens et gaziers doivent être arrêtés par la police pour atteinte à la sûreté de l’État. Et les syndicalistes cheminots…

– … laissons les compagnies de chemins de fer les révoquer, interrompt Briand. Il poursuit : Elles seront encouragées à profiter du mouvement pour « faire le ménage » parmi les fortes têtes qui gênent la maîtrise depuis longtemps.

– Je vois que vous comprenez vite…si je peux me permettre, monsieur le Président du Conseil. »

C’est à la suite de cet échange que les dispositions ont été prises, ces quatre derniers jours, pour briser le mouvement de grève. Les locaux de l’Humanité ont fait l’objet d’une perquisition brutale et les chefs syndicalistes qui s’y trouvaient, ont été embarqués.

Le leader électricien Pataud, en fuite, est activement recherché par les hommes de la Sûreté.

Le flamboyant Gustave Hervé, déjà à la Santé, s’est vu interdire toute visite et n’a pu continuer ses appels au sabotage dans son journal.

Quant aux gares principales, elles font l’objet d’une occupation aussi massive que systématique par les régiments de ligne.

Dès que les sabotages ont commencé à s’étendre, des centaines de cheminots suspects ont été licenciés.

Enfin, tous les meetings ont été interdits, en vertu de la loi de 1881, notamment celui envisagé hier sur les pelouses du lac Daumesnil.

Pendant que ces opérations étaient menées d’une main de fer, Aristide Briand a reçu chaque jour la presse pour lui indiquer :

  • que le nombre de gréviste refluait,
  • qu’il faisait personnellement pression sur les compagnies, pour une augmentation raisonnable du salaire des cheminots.


Bref, la bonne vieille méthode de la carotte et du bâton.

Force est de constater qu’elle semble payer.

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