« La vérité est que nous ne sommes ni défendus ni gouvernés ! « Clemenceau qui m’a invité à partager son souper, en compagnie de Georges Mandel, ne décolère pas. Il se retourne vers moi, accusateur : « Vous avez vu ce rapport de Charles Humbert, rapporteur de la commission del’armée ? C’est lamentable. Nos canons tirent trop court, nos fusils sont dépassés, notre équipement se révèle vieillissant, nos côtes souffrent d’une défense insuffisante ! «
Je crois pouvoir trouver un aspect positif au document parlementaire en rappelant qu’il y est évoqué un moral excellent des troupes.
Le Tigre éclate de rire : « ah oui, ils seront contents nos p’tits gars lors des assauts face aux Allemands quand ils verront que nos canons n’atteignent pas les lignes ennemies ! Cela maintiendra leur moral au beau fixe, ah, ah, ah, n’en doutons pas ! «
Mon ancien patron se radoucit et me lance : « Ce n’est pas Poincaré que je vise mais cette bande de nuls du Cabinet à commencer par Viviani et ceux qui sont derrière, tremblants face à leurs responsabilités ! Olivier, je me doute bien qu’à l’Elysée vous ne pouvez pas faire grand chose et que ce n’est pas vous qui avez vraiment choisi ces incapables. »
Je n’ose pas répondre. J’ai effectivement des échanges de télégrammes avec Poincaré parti en Russie avec le président du conseil Viviani. Dans ses messages, mon patron m’indique qu’il est effaré par la méconnaissance des dossiers diplomatiques dont fait preuve le chef du gouvernement.
Un silence passe. Clemenceau s’est fait resservir du potage et avale celui-ci à petites gorgées, en gourmet. Je sens qu’il réfléchit intensément.
Il reprend devant le « public » tout acquis que nous formons, Mandel et moi :
« Je suis sûr que les Autrichiens préparent un mauvais coup pour les Serbes. Ils vont profiter de l’absence des dirigeants français pour avancer leurs pions. Une pression armée ? Un ultimatum ? Je ne sais pas mais je le sens. Et pendant ce temps, nous, nous sommes comme des gros malins : en croisière ! Les Balkans sont assis sur un baril de poudre prêt à exploser à la figure de toute l’Europe et nous, c’est Champagne, valses et petits fours sur le France ! J’en ris tellement que c’est – pardonnez-moi d’être cru – à se pisser dessus ! «
Je tente de rectifier en signalant que le France demeure un cuirassé à bord duquel l’ambiance reste sans doute toute militaire. Je constate que ma mise au point ne pèse malheureusement rien face à l’esprit sarcastique de l’ex premier flic du pays.
Ce dernier, après avoir tiré à boulets rouges sur le Cabinet, s’en prend maintenant, comme à son habitude, à Jaurès : « Le congrès de la Sfio qui programme une grève générale en cas de conflit ! Ça aussi, ça va bien nous aider ! D’autant plus que je peux vous dire que les socialistes allemands, eux, la grève générale, ils n’ont pas l’intention de s’y joindre ! Mais pourquoi n’avons-nous pas Jules Guesde à la place de Jaurès ? «
Je réponds, sèchement et comme dans un souffle : « Parce que Jaurès est le plus grand. »
Clemenceau s’interrompt. Il me sent blessé de cette attaque contre le grand tribun que j’admire. Mandel vole à notre secours, pour que le repas se finisse bien : « Olivier veut dire que vous avez, Jaurès et vous, un idéal tout aussi élevé et la même hauteur de vue ! «
Le Tigre sourit, appréciant le compliment sincère d’un collaborateur de valeur et note la volonté d’apaisement qu’il traduit.
Le repas est fini. Nous sommes passés au salon. Clemenceau tire longuement sur sa pipe en plissant des yeux, échange maintenant des banalités, s’enquière des potins de l’Elysée et des ministères, évoque ses prochains articles pour son journal « L’homme libre » .
La nuit est tombée sur Paris. Le XVIème arrondissement s’endort dans la moiteur de juillet. Dans la rue Franklin, jusque là silencieuse, on entend tout à coup les cris de fureur de deux chats qui se battent. Puis, quelques minutes après, d’autres chats noirs, gris ou blancs sortent des jardins, nombreux, et viennent se joindre, tout aussi agressifs, à ce combat bizarre et sans but apparent. Ça se griffe, ça se mord, ça hurle et ça crache.
Inquiets de ce tintamarre, les voisins se mettent sur le perron de leurs maisons et regardent, fascinés, stupéfaits, ce spectacle bruyant et cruel. Aucun animal ne semble avoir le dessus. Chacun d’eux laisse apparaître une ou des blessures pas propres du tout.
Je prends alors congé de Clemenceau, sert la main de Mandel qui rentre aussi chez lui puis monte dans mon automobile.
Sur le trottoir, les chats continuent leur lutte sans merci. Je regarde, interloqué, une dernière fois, cette guerre des chats, en me disant que je n’ai jamais rien vu de pareil.

Quel paranoïaque ce Clémenceau ! Heureusement qu’on ne le reverra jamais aux affaires…
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Clemenceau ne prend pas d’accent
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Mais Clemenceau accentuait tout :::-)
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