29 juin 1914 : Notre époque heureuse… et dangereuse

En faisant un tour dans l’école de Pauline, pendant la kermesse de fin d’année,  je me suis arrêté devant cette planche pédagogique affichée sur le mur de la classe de ma fille.

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J’ai regardé longuement cette belle affiche, reposante comme un conte pour enfants. Cela fait du bien de se plonger dans l’univers rêvé par les maîtres de l’Instruction publique, ce monde que je n’ai jamais tellement vu en réel depuis que je travaille auprès du gouvernement mais qui doit bien exister quelque part… au moins dans la tête de tous les enfants que nous avons été !

A la réflexion, c’est vrai que la France bénéficie de son expansion coloniale, le monde du travail demeure relativement pacifié, nos facultés de science ont une renommée mondiale, le suffrage universel apparaît comme la preuve tangible de la vigueur de notre régime démocratique, notre agriculture largement mécanisée nourrit largement la population…

Ah, comme elles sont belles ces images aux couleurs pastels ! Elles renvoient à un monde finalement simple qui tourne joliment rond et permet de garantir l’attachement de nos chères têtes blondes à notre société républicaine !

A la prochaine crise ministérielle, je me promets de venir de nouveau méditer devant cette planche illustrée, autant pour en sourire que pour me rappeler que les désordres à la Chambre ne sont finalement que bien peu de choses par rapport au pays réel dont le coeur bat loin du centre de Paris.

 

Ce midi, je repose mon journal après avoir lu l’article sur cet attentat lâche et idiot de Sarajevo : cet archiduc autrichien, héritier de la couronne, auquel le grand public ne prêtait guère attention avant son assassinat et qui devient célèbre, d’un coup, au moment de sa mort brutale.

Le Petit Parisien

Ce n’est pas une bonne nouvelle et il est un truisme de dire que les Balkans n’ont jamais cessé d’être une poudrière. Ainsi, la Bosnie et Herzégovine n’a jamais réellement digéré son annexion en 1908 par l’Empire austro-hongrois et sa forte minorité interne orthodoxe suscite une tentation terroriste pro-serbe permanente.

Comment l’Autriche va-t-elle réagir face à cette agression sur son territoire ? Qui a commandé ce qui est devenu un double meurtre (la femme de l’archiduc a aussi perdu la vie) ? Faut-il y voir la main de fous isolés ou au contraire une action, par exemple, des services secrets serbes ?

Je ne crois guère à une initiative malheureuse venant du gouvernement de Belgrade, gouvernement qui recherche depuis un certain temps l’apaisement avec son puissant voisin austro-hongrois… Et je ne vois pas au nom de quoi le vieil Empereur François-Joseph qui a été plutôt un souverain calme ces dernières années, aurait envie d’engager un bras de fer avec la Serbie. Néanmoins, je sens comme une inquiétude un peu sourde monter en moi face aux gros titres de la presse qui ne cherchent jamais à nous rassurer.

 

Toute notre époque est là, résumée par ces deux visions clefs de ma journée : d’abord la jolie planche pédagogique dans l’école de ma fille Pauline, véhiculant l’image d’une France où nous vivons, somme toute, heureux puis, la lecture de ce journal qui nous rappelle que nous sommes plongés – aussi et malgré nous – dans un monde potentiellement instable et peut-être dangereux.

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 L’arrestation de Gavrilo Princip, l’auteur de l’attentat

8 juin 1914 : se détendre entre deux crises ministérielles

 » Toutes les danses sont peu ou prou inconvenantes ! Elles sont faites pour tourner les têtes et provoquer des sensations. Je ne vois pas pourquoi les évêques se focalisent tout à coup sur le « Tango ». Plus ils tentent de l’interdire, plus cela provoque de l’excitation et donne envie de le danser !  » 

Marguerite de Saint-Marceaux, ma vieille amie  » Meg « , respire le bon sens et s’intéresse à tout. Nous jacassons tout deux, chez elle, boulevard Malesherbes, depuis des heures, tout en nous servant régulièrement de son excellent thé.

Nous sommes vraiment passés par tous les sujets : la santé défaillante de son mari, Viviani qui n’a pu mettre d’accord les membres de son futur gouvernement et a du se retirer, laissant la place à Ribot que je conseillais depuis longtemps au Président Poincaré, le film spectaculaire sur le pauvre explorateur Scott au pôle Sud, la nouvelle saison des ballets russes qui plaît tant aux snobs, la découverte du Sacre du Printemps… La famille, les amis, l’art, la politique, la musique… Marguerite se plonge dans tous les sujets, insatiable et curieuse. Elle échange volontiers mes (fausses) confidences sur l’ambiance à l’Elysée contre des (vrais et croustillants) potins de la vie parisienne. 

Et toujours ses commentaires aussi vifs sur les uns et les autres. Tel homme faible et âgé qui vient de se trouver une charmante et coquine jeunette se voit prédire un triste avenir :  » Vous savez, elle le tue, oui, elle le tue et s’en fera des rentes ! Ainsi va le monde et ainsi finissent les hommes de grande intelligence qui aiment trop les femmes à l’âge où il faudrait les fuir !  » 
 
Elle ne manque pas de sagesse. Un moment, elle se tait et embrasse d’un regard circulaire, presque mélancolique, ses bibelots, ses meubles de style, son intérieur si chaleureux. Meg se demande ce que deviendront ces objets après sa disparition, ce qui sera dispersé sans état d’âme ou au contraire retiendra l’attention et sera aimé de ses enfants… Ses enfants ?   » ces chers êtres pour lesquels nous comptons si peu… C’est la loi de la nature, elle est juste. « ‘
 
Puis nous revenons sur la nouvelle qui fait sensation et jaser dans les salons : la disparition tragique de la jeune et primesautière Christiane de Vogüé, morte d’une embolie selon les uns, mais plutôt vraisemblablement ravagée par la cocaïne et ayant mis brutalement fin à ses jours, selon les autres :  » elle était étrange, intelligente, inquiétante, cette pauvre petite… Il en faut tant dans la jeunesse pour ne pas succomber sous le poids de tout ce qui vous torture… » 
Après ces paroles graves, Meg ne peut s’empêcher de lâcher, plus ou moins faussement horrifiée, que la mère de la jeune femme, la comtesse de Beauchamp, voyage actuellement en Algérie aux bras de son amant et ne pourra se rendre à l’enterrement ! 
 
Il se fait tard. Nous nous séparons, non sans nous donner rendez-vous le lendemain au théâtre des Champs-Élysées, que Meg continue d’appeler « Théâtre Astruc », alors que Gabriel Astruc a fait faillite et a passé la main. 
Je l’interroge :  » qu’allons nous voir déjà ?  » 
Un petit sourire :  » Vous ne m’avez pas écouté quand je vous ai appelé à votre bureau ! J’ai fait prendre deux places pour Otello de Verdi, chanté par Marcoux avec l’orchestre Monteux. Vous venez, n’est ce pas ?  » 
J’espère que nous aurons réussi à former un ministère stable d’ici demain et je pourrai enfin me détendre avec Verdi plutôt que de passer en revue, une bonne partie de la nuit, pour la centième fois, la liste des ministrables dans le bureau de mon patron Poincaré ! 
Le salon de Marguerite de Saint-Marceaux
Le salon de Marguerite de Saint-Marceaux
 

Marguerite de Saint-Marceaux
Marguerite de Saint-Marceaux
Marguerite de Saint-Marceaux

2 juin 1914 : De Gaulle, Pétain et les femmes

 » Pour que nous soyons un peu considérés en ville, pour que l’on nous estime enfin, nous qui avons fait le choix de porter les armes, il faudrait, ni plus ni moins, une guerre…  » Après ces propos désabusés, plein d’amertume sur la triste condition d’officier d’une armée de temps de paix, Charles de Gaulle quitte le fauteuil de l’invité de notre appartement du 8ème et déplie son mètre quatre-vingt-treize. Il visse son képi sur sa grosse tête au menton en avant, rajuste son ceinturon pourtant déjà bien serré, se regarde un instant d’un air un peu hautain dans la psyché de l’entrée et me précède pour une promenade au parc Monceau.

Arrivé à côté de la Rotonde, il poursuit :  » Il y a des choses qui ne tournent pas rond dans notre chère armée. Nos vieux généraux par exemple, savez-vous qu’ils ignorent les talents d’officiers supérieurs originaux, ceux qui ne pensent pas comme eux ? Voyez Pétain. Il a toutes les chances de finir sa carrière comme colonel, tellement il a déplu ! Seul contre tous, il ne croit pas à la doctrine officielle et aux vertus de l’offensive à outrance, coûteuse en vies humaines et peut-être inefficace dans une guerre de plus en plus mécanisée. Ses maîtres mots sont le mouvement, l’initiative, la préparation d’artillerie et la puissance de feu. Intéressant… Même si je crois plus que lui aux mérites de l’assaut victorieux, celui qui emporte tout sur son passage. « 
Sur ces sujets de tactique militaire, je fais la moue et n’ai guère d’avis.
C’est dimanche, je cherche à lancer Charles sur un sujet plus léger.
Son amitié réciproque avec Philippe Pétain doit bien le mener à une ou des confidences intéressantes ! Je l’incite à évoquer un sujet susceptible de le dérider : les femmes. Plus exactement :  » Pétain, les femmes et lui « . Des échos persistants venant du ministère de la Guerre prétendent qu’ils partagent tous les deux la même conquête. Je veux en avoir le cœur net. 
Perçant mon stratagème, mon avidité à recueillir petits ragots et autres discrets bruits d’alcôves, il s’arrête au milieu de l’allée et me toise :  » Eh bien mon ami, que voulez-vous savoir au juste ?  » 
 » Oh rien, Charles, je garderai toutes vos confessions pour moi, vous savez…  » poursuis-je d’un air faussement détaché mais en fait vraiment gourmand. 
De Gaulle me pose la main sur l’épaule et me fait pivoter vers lui :  » Olivier, vous savez que Pétain et moi sommes très « sur les femmes » en ce moment. Je les méprise comme on le fait aux alentours des vingt-cinq ans et il les apprécie comme il est fréquent pour un homme après cinquante ans. Ce qui fait que le colonel et moi, nous prenons le même train venant de notre régiment d’Arras et nous nous croisons ensuite souvent quand nous sommes à Paris… et pas seulement pour donner ou suivre des cours à l’Ecole de Guerre !  » glousse-t’il, visiblement content de son petit effet. 
Je n’en saurai pas plus. Mon Charles repart sur une longue et interminable comparaison entre le fusil français Lebel (précis mais peu maniable) et son équivalent allemand, le Mauser 98 ( rapide et pratique lors des combats ). Je baille et réfléchis en l’écoutant d’une oreille distraite.
Un instant, loin de l’officier fier mais un peu raide, de l’homme taiseux sur sa vie personnelle, j’ai cru entrevoir le vrai de Gaulle… Cela n’a pas duré. L’huître s’est refermée, avec ses mystères. 
Je m’en ouvre à mon ami : 
 » Charles, pourquoi parlez-vous toujours aussi peu de vous, même à vos vieux camarades comme moi ?  » 
Le jeune lieutenant me glisse alors avec un demi-sourire :  » Vous savez ce que disait Confucius ? Le silence est un ami qui ne trahit jamais !  » 
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