31 juillet 1914 : ce soir, on dîne avec Jaurès…

Tout s’accélère et malheureusement pas en bien. De l’Elysée, nous suivons avec  effarement la succession des mauvaises nouvelles : mobilisation autrichienne, bombardement de Belgrade et début d’offensive terrestre à son encontre, probable mobilisation russe ( ces cachottiers de Saint-Pétersbourg n’ont toujours rien annoncé officiellement à notre ambassadeur Maurice Paléologue ), ultimatum du chancelier allemand Bethmann contre nous…

J’assiste à la rencontre au Quai avec Von Schoen, l’ambassadeur allemand, qui nous demande une stricte neutralité en cas de guerre entre la Russie et l’empire allemand. Là où nous nous étranglons, c’est quand il assortit son ultimatum de la remise des places fortes de Toul et de Verdun…  « en Kareuntie, s’il fou plaît » dit-il avec son accent teuton bien reconnaissable. Poincaré éructe : « c’est inacceptable ! Berlin se moque de nous ! »

Pendant ce temps, Joffre ne cesse de m’appeler pour obtenir le feu vert pour la mobilisation générale : « Si nous ne réagissons pas tout de suite, les Allemands seront plus prompts que nous et une partie du territoire national sera irrémédiablement envahi, sans combat. »

Nous mettons alors au point notre discours à la population que nous ne souhaitons pas affoler plus qu’elle n’est déjà : « Mobiliser, c’est la seule façon de préserver la paix mais en gardant notre honneur ! » Voilà ce que nous disons aux journalistes pour leur édition du lendemain matin.

Tous les cheminots ont été rappelés et les trains sont d’ores et déjà réquisitionnés pour le futur transport des troupes vers les frontières, comme le prévoit le plan XVII.

Pendant ce temps, le ministre des affaires étrangères britannique Grey s’évertue encore à proposer une conférence des puissances européennes pour régler les différents en cours. Personne ne croit plus vraiment à cette solution qui était pourtant crédible il y a deux jours.

Tout le monde se fait à l’idée de la guerre. Le moral de l’armée est bon, notre armée d’active, grâce à la loi des trois ans, dépasse les 750 000 hommes sous les drapeaux. Elle demeure donc prête à en découdre rapidement. Joffre nous rappelle que les grandes manœuvres de 1912 et 1913 se sont bien déroulées et incite donc à l’optimisme sur notre  capacité de résistance à l’invasion et nos chances de porter le conflit jusque sur les terres ennemies.

J’envoie un pneumatique à Jaurès pour lui proposer que l’on dîne ensemble ce soir. Je sais qu’il s’est emporté contre le sous-secrétaire d’état  Abel Ferry qui l’a reçu dans l’après-midi. Il accuse le gouvernement de n’avoir rien fait pour empêcher les Russes de répondre à la surenchère autrichienne, alors que Viviani lui avait laisse entendre le contraire avant hier. Autrement dit, nous ne savons pas « tenir » notre allié russe et nous mettons ainsi en danger la paix. Bref, par notre inaction, notre passivité coupable, nous trompons l’opinion publique sur notre désir réel d’éviter la guerre.

Jaurès me répond qu’il mange avec des proches quand il aura avancé pour son article vengeur du lendemain qu’il rédige dans les locaux même de l’Humanité. Il pense faire une pause vers 9 heures du soir et aller au Coq d’Or ou plus probablement au café du Croissant (aussi près et plus calme).

Je demande de ce pas à un cycliste de la préfecture de prévenir ma femme de nous rejoindre, en lui précisant d’emmener une photographie des enfants, pour la montrer au grand homme que nous admirons tant, elle et moi.

À suivre…

Palais de l'Elysee
Poincaré éructe dans le palais de l’Elysée :  » Berlin se moque de nous ! « 

 

 

 

 

30 juillet 1914 : ma femme a raison !

« Et tu crois que cela me rassure ce que je lis dans la presse et de ne plus te voir rentrer de l’Elysée, épuisé et taciturne,  qu’après 11 heures du soir ? »

Ma femme Nathalie demande des comptes. C’est légitime. Je n’ai que trop tardé à tout lui dire, j’ai pris sur moi au-delà du raisonnable, à assumer mentalement, seul, cette charge de conseiller d’un Président de la République absent, en pleine crise internationale.

Cela me fait du bien de parler à mon épouse, de lui demander conseil pour la suite, de tester ses réactions, elle qui a encore un regard neuf sur ce que je vis…

Elle décide de me questionner avec précision : «  On va vers la guerre, n’est-ce pas ? »

Je réponds sans détour et dans un souffle : « Oui, sans aucun doute. » Et je lui raconte d’une traite l’enchaînement terrible que personne n’a pu éviter ces dernières semaines :

1 : cette Autriche décidée à en découdre avec la Serbie, l’Allemagne qui la soutient sans réserve pour ne pas être accusée de se dérober à ses devoirs vis à vis de son seul allié sûr en Europe ;

2 : la mobilisation en Autriche et sans doute parallèlement dans une Russie qui ne peut admettre cette menace de Vienne à ses portes ;

3 : la réaction agressive probable d’une Allemagne préférant se battre avec la Russie d’aujourd’hui plutôt que celle qui risque d’émerger dans deux ou trois ans quand les lignes de chemins de fer pouvant acheminer rapidement les troupes du tsar seront achevées. Le Reich engage dès lors son audacieux plan Schlieffen qui prévoit une mise hors de combat de la France en quelques semaines afin de tourner ensuite toutes ses forces vers l’Est.

Et en toile de fond, les états-majors de toutes les puissances européennes qui ne veulent pas être pris de cours et poussent à l’engagement sans délai de leurs troupes respectives.

Ma femme répète, le regard infiniment triste, tétanisée : «  La guerre, la guerre… Mais cela veut dire que tu pars demain au front ? » Je la rassure. À 46 ans, je serais tout au plus versé dans la « réserve de l’armée territoriale », loin à l’arrière des lignes. Et vu mes fonctions à l’Elysée, il y a peu de chances que cela se produise.

Revenant à la charge, Nathalie questionne à nouveau : « Et Nicolas ? » Là encore, je pense être rassurant. Notre fils aîné est de la classe en 16. Il ne partira donc, le jour de ses vingt ans, que dans deux ans. Et d’ici là, la guerre – si guerre il y a – sera finie. Nous l’aurons gagné ou, comme en 1870, perdu. J’ajoute : « Les états-majors sont tous formels, la guerre aura pour caractéristique d’être brève. L’offensive de l’un des belligérants se révèlera victorieuse rapidement. »

Je sens Nathalie peu convaincue. Elle lâche, en soupirant : « En 1870, nos généraux se sont déjà lamentablement trompés, persuadés d’avoir une armée capable de rivaliser avec la Prusse. En 1914, ils s’égarent encore, j’en suis certaine. Comment imaginer un instant qu’une guerre engageant, sur des territoires immenses, des millions d’hommes ainsi que des matériels énormes, produits de façon industrielle, comme des fusils modernes, mitrailleuses et canons, puisse être une guerre courte ? Au contraire, nous allons basculer dans une horreur totale et longue ! » Je sens que ma femme a raison.

Elle me prend la main – je crois distinguer une larme qui coule, dans la pénombre, sur sa joue – et me glisse à voix basse : « Olivier, tu te rends compte ? C’est tout notre monde qui va être englouti, cette belle époque que nous avons vécue… »

Ma femme, Nathalie.
Ma femme, Nathalie.

 

29 juillet 1914 : Jaurès à Bruxelles pour sauver la paix

La rencontre avec Jaurès est finalement brève. Accompagné de ses amis ( Sembat, Guesdes, Rappoport, Longuet, Vaillant…), il prend le train à la Gare du Nord pour Bruxelles où est prévue une réunion en urgence du Bureau socialiste international. Au sein de l’annexe de la Maison du Peuple, les dirigeants des partis socialistes européens ont prévu d’évaluer la situation internationale et de montrer la force de leur union face aux différents bellicismes nationaux. Le grand tribun français prendra  ensuite la parole dans la soirée devant la foule francophone au Cirque Royal.

Je suis pour ma part avec mon ami Léon Blum et nous parvenons à isoler Jaurès un instant pour prendre un café, juste avant qu’il ne monte dans son wagon. Je lui demande à cette occasion de ne pas insister pour qu’il y ait des manifestations pour la paix dans Paris, ces manifestations ayant toutes les chances d’être vigoureusement interdites par le ministre de l’intérieur Malvy. Il balaie ma requête d’un revers de main : « Nul n’arrête le peuple qui se lève en masse et descend dans la rue pour imposer la paix ! » Je n’ose lui rappeler que le gouvernement risque dans ce cas de mettre en application ce que l’on appelle le « carnet B » qui prévoit l’arrestation préventive de nombreux dirigeants et opposants à la guerre, en cas d’imminence d’un conflit menaçant notre pays. Blum glisse pour sa part à Jaurès quelques mots d’encouragement où je sens poindre aussi beaucoup d’admiration.

Puis le dirigeant socialiste repose sa tasse qu’il a avalé d’un coup, se lève, remonte le quai à grandes enjambées et prend place dans son compartiment, accompagné jusqu’au bout par un policier assurant, sur ma demande, sa protection. À travers la vitre du train qui s’ébranle peu après, il nous fait, à Blum et à moi, deux ou trois brefs signes de la main et se replonge dans ce qui doit être la préparation de son discours du soir ou un prochain article pour l’Humanité.

Le train s’éloigne et on ne voit plus que la fumée noire, massive et compacte de la locomotive en pleine accélération. Blum m’attrape alors par la manche et avec un sourire me confie : « Cela m’a  bien fait rigoler quand tu as prié Jaurès de ne pas provoquer dorénavant de manifestations pour la paix, dans les rues de la capitale. C’est un peu comme si tu demandais à un curé de ne plus jamais faire de messe ! » Du tac au tac, je réponds à Léon : « Tu sais, quand tu compares notre Jaurès à un curé, eh bien, c’est moi qui pouffe de rire ! »

En ces heures tragiques où on s’attend à tout moment à un mobilisation générale des Russes  face aux Autrichiens, prélude à une déflagration européenne, cet échange de «petites blagues » avec Blum me fait un bien fou.

Jaurès prononce son grand discours au Cirque Royal de Bruxelles le 29 juillet 1914 au soir
Jaurès prononce son grand discours au Cirque Royal de Bruxelles le 29 juillet 1914 au soir

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28 juillet 1914 : Joffre marque son territoire

Les deux hommes n’ont quasiment aucun point commun mis à part d’avoir un nom commençant par la même initiale – J – et contenant le même nombre lettre : 6.

Je veux parler de Joffre et Jaurès,

Ce matin, j’ai rencontré le premier et je m’apprête à recevoir bientôt le second.

L’heure est grave. Dans la nuit, l’Autriche a mobilisé huit corps d’armée puis  déclaré la guerre à la la Serbie. Belgrade est bombardée et sera sans doute prochainement envahie par les troupes du vieil empereur François-Joseph.

Notre chef d’état-major des armées, Joffre, n’est pas surpris : «  la question n’était pas de savoir si nous allions avoir une guerre mais quand elle éclaterait…Depuis le temps que toutes les conditions étaient réunies pour qu’un conflit éclate ! »  Il sert le poing et ajoute cette fameuse phrase qu’il prononce souvent depuis 1912 : « la guerre, nous l’aurons, je la ferai, je la gagnerai »  Je lui réponds qu’il a du mérite d’avoir vu juste depuis deux ans. Il s’écrie alors : «  Mais que croyez-vous ? Les Allemands ont peur, les Russes ont la frousse, les Autrichiens ont la pétoche… Chacun est persuadé qu’il doit prendre les devants pour gagner une guerre qu’il imagine courte. Après l’attaque généralisée contre la Serbie, ce serait une illusion d’enfant que de s’imaginer que la Russie – qui se sait lente – ne mobilisera pas ! Vous devriez interroger notre ambassadeur à Saint-Petersbourg, Maurice Paléologue. Je suis sûr qu’il confirmera mes dires. »

Mais ce n’est pas pour cela que Joffre a demandé à me rencontrer. Il souhaite, ni plus ni moins, se plaindre de son ministre, M. Messimy :

« Il n’est pas normal que l’ordre de rappel de tous les officiers permissionnaires ait émané de lui ! Cette directive relève de la sphère militaire et donc de moi. »  J’en conviens et ajoute : «  C’est vrai que le ministre aurait dû se contenter d’œuvrer à la mise en alerte des responsables civils comme ceux des postes, des télégraphes ou des chemins de fer et vous laisser la responsabilité du corps des officiers. »

Je sens Joffre rassuré de ce soutien. Il m’informe qu’il vient de faire rentrer toutes les troupes en manœuvre dans leur garnison et qu’une division complète de tirailleurs va être rapatriée du Maroc vers la France ainsi que deux autres divisions venant cette fois-ci d’Algérie. Il ajoute, sobrement : «  J’applique le plan XVII », le fameux plan qui encadre la défense de la France en cas de guerre. Il ajoute : «  le général Berthelot et tout le troisième bureau de mon état-major organisent d’ores et déjà  une éventuelle et future mobilisation dans notre célèbre « salle des Maréchaux ». Si le gouvernement en donne l’ordre, nous devons être prêts. »

Sur mon bureau, je lis, sous ses yeux et à haute voix, les rapports des différents ministres. Je constate que tout se met en place pour un conflit que l’Administration essaie d’anticiper : le service des télégraphes vient d’être mis en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre et les responsables des postes doivent assurer, sur toutes les zones frontalières, une permanence de nuit. Les douaniers sont quant à eux aussi mobilisés, ainsi que les gardes forestiers, pour surveiller nos lignes.

Joffre me quitte. Après avoir fait brièvement claqué ses talons, il me tend une main que je trouve chaleureuse.

Je me fais monter un repas froid et je me prépare, mentalement, à ma prochaine rencontre avec Jaurès.

A suivre…

 

Joseph Joffre, chef d'état-major général des armées
Joseph Joffre, chef d’état-major général des armées

 

25 juillet 1914 : angoisses solitaires à l’Elysée

Pas beaucoup le temps d’écrire ces jours-ci ! Je passe de longues journées à l’Elysée où je fais tout pour bien informer le président de la République de la situation internationale – Poincaré est de nouveau à bord du cuirassé France et vient de quitter Cronstadt – et donner des instructions les plus judicieuses possibles au Quai d’Orsay.
L’ultimatum que l’Autriche vient d’envoyer à la Serbie, à la suite de l’attentat de Sarajevo, est rédigé de façon inadmissible.
En exigeant l’arrêt de la propagande anti-autrichienne sur le territoire serbe, il impose de fait une interdiction d’une presse libre. Il ne se contente pas d’imposer des poursuites contre les complices de l’attentat, il demande, ni plus ni moins, des arrestations ciblées de fonctionnaires serbes éventuellement cités dans la procédure ! Si on ne peut que souhaiter une nécessaire coopération de la police serbe avec les autorités austro-hongroises, il est incroyable de réclamer aussi la possibilité donnée à ces dernières d’opérer sur le territoire serbe.
Les conseils de modération de notre ambassadeur à Vienne comme ceux de notre ambassadeur à Saint-Petersbourg vis à vis de son homologue autrichien, n’ont manifestement pas été suivis. L’Empire austro-hongrois cherche visiblement à en découdre avec la petite Serbie qui lui fait trop d’ombre à son goût. Et si l’Allemagne soutient cette démarche – ce qui est tristement probable – cela peut devenir grave.
En désespoir de cause, je me suis efforcé, aujourd’hui, de joindre Belgrade et notamment le président du Conseil Pachitch et je les ai invité à essayer de répondre aux maximum d’exigences de leurs agressifs voisins. Pachitch va voir ce qu’il peut faire. Aux dernières nouvelles, il envisagerait de répondre à neuf exigences sur dix. Je souffle…
Il soumettrait notamment le résultat de l’enquête sur l’attentat de Sarajevo aux autorités autrichiennes.
Je le pousse aussi à demander un arbitrage international. Arbitrage que l’Autriche ne peut refuser publiquement si elle est de bonne foi.
Pendant ce temps, je m’occupe aussi de Sazonov, le ministre des affaires étrangères russe que je connais bien, pour qu’il pousse l’Autriche et l’Allemagne à la modération. Il me répond qu’il agit bien en ce sens, tous les jours, mais il reste très inquiet de la situation. Il ne cesse de me répéter que l’Allemagne pousse Vienne à la fermeté vis à vis de la Serbie.

Bref, la situation ne lasse pas de m’inquiéter.

Pendant ce temps, le président de la République, le président du Conseil, le ministre des affaires étrangères sont tous dans un bateau et reviennent, tranquillement, de Russie. Le voyage est loin d’être terminé et plusieurs escales diplomatiques sont prévues sur le chemin du retour !
Quant à la presse, elle préfère rédiger de longs développement sur l’affaire Caillaux et notamment les évanouissements de l’inculpée pendant le procès à sensations. Ce qui se passe en Serbie est expédié en quelques lignes sous le vocable « les tensions austro-serbes ».
Tout cela est dérisoire et terrible à la fois…

Le cuirassé " Le France " rentre de Russie. À son bord se trouvent le Président Poincaré et plusieurs membres clefs du gouvernement français...
Le cuirassé  » Le France  » rentre de Russie. À son bord se trouvent le Président Poincaré et plusieurs membres clefs du gouvernement français…

22 juillet 1914 : Souper chez le Tigre

« La vérité est que nous ne sommes ni défendus ni gouvernés ! « Clemenceau qui m’a invité à partager son souper, en compagnie de Georges Mandel, ne décolère pas. Il se retourne vers moi, accusateur : « Vous avez vu ce rapport de Charles Humbert, rapporteur de la commission del’armée ? C’est lamentable. Nos canons tirent trop court, nos fusils sont dépassés, notre équipement se révèle vieillissant, nos côtes souffrent d’une défense insuffisante ! «
Je crois pouvoir trouver un aspect positif au document parlementaire en rappelant qu’il y est évoqué un moral excellent des troupes.
Le Tigre éclate de rire : « ah oui, ils seront contents nos p’tits gars lors des assauts face aux Allemands quand ils verront que nos canons n’atteignent pas les lignes ennemies ! Cela maintiendra leur moral au beau fixe, ah, ah, ah, n’en doutons pas ! «
Mon ancien patron se radoucit et me lance : « Ce n’est pas Poincaré que je vise mais cette bande de nuls du Cabinet à commencer par Viviani et ceux qui sont derrière, tremblants face à leurs responsabilités ! Olivier, je me doute bien qu’à l’Elysée vous ne pouvez pas faire grand chose et que ce n’est pas vous qui avez vraiment choisi ces incapables. »
Je n’ose pas répondre. J’ai effectivement des échanges de télégrammes avec Poincaré parti en Russie avec le président du conseil Viviani. Dans ses messages, mon patron m’indique qu’il est effaré par la méconnaissance des dossiers diplomatiques dont fait preuve le chef du gouvernement.
Un silence passe. Clemenceau s’est fait resservir du potage et avale celui-ci à petites gorgées, en gourmet. Je sens qu’il réfléchit intensément.
Il reprend devant le « public » tout acquis que nous formons, Mandel et moi :
« Je suis sûr que les Autrichiens préparent un mauvais coup pour les Serbes. Ils vont profiter de l’absence des dirigeants français pour avancer leurs pions. Une pression armée ? Un ultimatum ? Je ne sais pas mais je le sens. Et pendant ce temps, nous, nous sommes comme des gros malins : en croisière ! Les Balkans sont assis sur un baril de poudre prêt à exploser à la figure de toute l’Europe et nous, c’est Champagne, valses et petits fours sur le France ! J’en ris tellement que c’est – pardonnez-moi d’être cru – à se pisser dessus ! «
Je tente de rectifier en signalant que le France demeure un cuirassé à bord duquel l’ambiance reste sans doute toute militaire. Je constate que ma mise au point ne pèse malheureusement rien face à l’esprit sarcastique de l’ex premier flic du pays.
Ce dernier, après avoir tiré à boulets rouges sur le Cabinet, s’en prend maintenant, comme à son habitude, à Jaurès : « Le congrès de la Sfio qui programme une grève générale en cas de conflit ! Ça aussi, ça va bien nous aider ! D’autant plus que je peux vous dire que les socialistes allemands, eux, la grève générale, ils n’ont pas l’intention de s’y joindre ! Mais pourquoi n’avons-nous pas Jules Guesde à la place de Jaurès ? «
Je réponds, sèchement et comme dans un souffle : « Parce que Jaurès est le plus grand. »
Clemenceau s’interrompt. Il me sent blessé de cette attaque contre le grand tribun que j’admire. Mandel vole à notre secours, pour que le repas se finisse bien : « Olivier veut dire que vous avez, Jaurès et vous, un idéal tout aussi élevé et la même hauteur de vue ! «
Le Tigre sourit, appréciant le compliment sincère d’un collaborateur de valeur et note la volonté d’apaisement qu’il traduit.
Le repas est fini. Nous sommes passés au salon. Clemenceau tire longuement sur sa pipe en plissant des yeux, échange maintenant des banalités, s’enquière des potins de l’Elysée et des ministères, évoque ses prochains articles pour son journal « L’homme libre » .
La nuit est tombée sur Paris. Le XVIème arrondissement s’endort dans la moiteur de juillet. Dans la rue Franklin, jusque là silencieuse, on entend tout à coup les cris de fureur de deux chats qui se battent. Puis, quelques minutes après, d’autres chats noirs, gris ou blancs sortent des jardins, nombreux, et viennent se joindre, tout aussi agressifs, à ce combat bizarre et sans but apparent. Ça se griffe, ça se mord, ça hurle et ça crache.
Inquiets de ce tintamarre, les voisins se mettent sur le perron de leurs maisons et regardent, fascinés, stupéfaits, ce spectacle bruyant et cruel. Aucun animal ne semble avoir le dessus. Chacun d’eux laisse apparaître une ou des blessures pas propres du tout.
Je prends alors congé de Clemenceau, sert la main de Mandel qui rentre aussi chez lui puis monte dans mon automobile.
Sur le trottoir, les chats continuent leur lutte sans merci. Je regarde, interloqué, une dernière fois, cette guerre des chats, en me disant que je n’ai jamais rien vu de pareil.

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Défilé des troupes du tsar lors de la visite de Poincaré en Russie en juillet 1914

14 juillet 1914 : Poincaré ira bien en Russie

Défilé des maîtres chiens le 14 juillet 1914
Défilé des maîtres chiens le 14 juillet 1914
Les pelotons cyclistes au défilé du 14 juillet 1914
Les pelotons cyclistes au défilé du 14 juillet 1914

J’ai tout fait pour le dissuader. Mon patron Poincaré partira bien pour un voyage diplomatique en Russie juste après les fêtes du 14 juillet. Il sera accompagné du Président du Conseil Viviani et sera reçu par le tsar Nicolas II, son président du Conseil Goremykine et le ministre des affaires étrangères Sazonov.
Le président a balayé d’un revers de main mes craintes d’une dégradation de la situation internationale.
 » Et si l’Autriche s’attaque à la Serbie pendant votre absence ?  »
La réponse du chef de l’Etat est sans appel :
 » – C’est peu probable. La Serbie finira par céder aux exigences éventuelles de Vienne. Elle ne veut pas de nouvelle guerre car elle est sortie exsangue des précédentes.
– Et si la Serbie subit tout de même une attaque ? Allons-nous nous porter au secours de notre alliée ?  »
Poincaré – surpris par mon insistance – dirige comme des fusils ses yeux gris acier vers moi. Sa voix est devenue sourde, comme s’il craignait qu’on écoute ses propos :
 » – eh bien, nous ferons profil bas. Nous n’allons pas déclencher une guerre européenne pour la Serbie…  »
– Et si ce sont les Russes qui aident les Serbes ?
Poincaré, excédé :
 » Olivier, c’est justement un peu pour cela que je vais en Russie. Pour les inviter à des attitudes modérées et à préserver la paix !  »
Je n’obtiendrai pas plus du Président aujourd’hui. Le défilé du 14 juillet à Longchamps va commencer bientôt. L’automobile attend dans la cour de l’Elysée. Je reste sur le perron avec mes doutes et mes craintes.
Pour me rassurer, je me plonge dans la presse du jour. L’attentat de Sarajevo semble déjà de l’histoire ancienne et a disparu de la une. On y préfère un article sur les progrès sanitaires dans les colonies, un autre sur la course d’aéroplanes Londres-Paris-Londres ou encore signaler que la France manque de sous-officiers et d’instituteurs.
Pendant que le gros majordome, tout essoufflé, part chercher en courant le haut de forme oublié par le président, le chauffeur de ce dernier descend du véhicule et passe un dernier coup de chiffon sur le capot pourtant déjà rutilant.
À l’entrée du palais, les livreurs déchargent, en oubliant d’être silencieux, de lourdes caisses de victuailles en vue du dîner de gala de ce soir. Au même moment, les maîtres d’hôtel s’affairent autour de la table dressée pour le repas de midi.
Je jette alors un regard amusé sur le programme du défilé. Je n’ai pas manqué d’imagination : cette fois-ci, nous avons fait venir les brigades de maîtres-chiens et les pelotons cyclistes. Consigné à l’Elysée pour assurer la permanence, je regrette de ne pas voir la parade de ces militaires peu ordinaires en vrai !
Et de nouveau, mon sourire revient et j’oublie enfin Sarajevo…

Poincaré aux cérémonies du 14 juillet 1914
Poincaré aux cérémonies du 14 juillet 1914

13 juillet 1914 : cauchemar viennois

C’est un cauchemar. Des figures grimaçantes. Des êtres fantomatiques, ricanants, dansent une gigue endiablée ou avancent dans un couloir de palais comme des morts-vivants. Paralysé dans ce rêve affreux, je les reconnais pourtant tous, impuissant à faire cesser le triste spectacle. Il y a Berchtold, le ministre des affaires étrangères autrichien, Tschirschky, ambassadeur du Reich à Vienne, les chefs d’état major de François Joseph, l’attaché militaire allemand… Ils parlent, ils complotent, l’air inquiet, s’appuyant les uns sur les autres, le regard fou. Ils évoquent l’assassinat de l’archiduc, l’attitude à avoir vis à vis de la Serbie, la position de la Triplice par rapport à la triple Entente, la menace d’encerclement de l’Allemagne par la France et l’Angleterre d’un côté et la Russie,  » chaque jour plus puissante « , de l’autre.
 » Il faut donner une leçon à la Serbie. La supprimer comme fauteur de troubles dans les Balkans !  »  » L’Autriche peut compte sur l’aide de l’Empire allemand pour mettre au pas la Serbie. Guillaume II a été très clair en ce sens.  »  » Le conflit sera limité aux Balkans et s’il ne l’est pas, c’est maintenant qu’il faut attaquer. Dans cinq ou dix ans, la Russie sera trop forte.  »
La peur est mauvaise conseillère. Ces hommes tiennent le destin de la Serbie entre leurs mains mais ne pensent qu’à leur intérêt à court terme.
 » La foule viennoise manifeste devant l’ambassade de Belgrade. Elle attend un geste de fermeté de ses gouvernants.  » Peu importe que la foule décrite se réduise en fait à quelques dizaines de badauds facilement dispersés par la police. On grossit et on déforme tout pour mieux assoir la démonstration.
L’armée tremble de ne pas être prête à temps face à la menace russe, les diplomates autrichiens et allemands sont à bout de patience vis à vis de ces Balkans si complexes narguants – le croient-ils – leur puissance. Pendant toutes les crises internationales précédentes, de 1907, de 1911, la paix l’a emporté… mais cette fois-ci, on sent ces êtres fatalistes, usés, prêts à essayer  » autre chose  » , prêts à basculer dans un autre monde, celui de la force et des canons, de la poudre et des assauts furieux. L’odeur du sang.
 » La guerre sera limitée dans l’espace et courte dans sa durée : celui qui frappera le premier sera le vainqueur.  » C’est encore Tschirschky qui a parlé. Berchtold ne répond rien. Il soupire, las, infiniment las. Il laisse échapper de ses dents serrées un  » à quoi bon…  » désabusé.

Il est six heures, je sors de mon cauchemar. Il va faire beau. J’entends les trains qui partent et rentrent gare Saint-Lazare. Bientôt le défilé du 14 juillet. Tout va bien. Rien ne peut arriver de grave. Vienne, Sarajevo, c’est loin. Je respire un grand coup. J’ouvre les volets. Paris est calme, heureux, serein presque… L’air de juillet reste léger. Je me prépare pour ma journée de travail auprès de Poincaré et me surprends à siffloter.

Heinrich von Tschirschky, ambassadeur du Reich allemand à Vienne
Heinrich von Tschirschky, ambassadeur du Reich allemand à Vienne

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