26 mai 1914 : Proust retrouvé

Le laisser patiemment se détendre, sortir de sa réserve ou de sa pose faussement nonchalante et ironique : je dois toujours faire un effort quand nous nous revoyons avec Marcel Proust. L’approcher comme un animal craintif, l’apprivoiser peu à peu. Plus jeune que moi de trois ans, je reste un repère pour lui, son confident occasionnel depuis le lycée Condorcet puis l’Ecole Libre de Science Politique où je guidais déjà ses pas. 

Marcel m’écoute mais, en fait, ne suit guère mes « judicieux » conseils.
Changer d’éditeur alors que Grasset ne l’a édité qu’à compte d’auteur la première fois et que Gallimard qui l’avait d’abord dédaigné, vient maintenant à la charge pour le reprendre à la prestigieuse NRF ?   » Grasset m’a rendu ma liberté, très élégamment je dois dire. C’est pour cela que je me sens lié à cette maison, je ne peux la quitter pour le moment… « 
Ne plus chercher à voir son secrétaire Alfred Agostinelli, ce brun ténébreux aux yeux marrons, rêveurs et intelligents qui lui tourne la tête et qu’il pare d’autant de qualités qu’il n’a pas ?  » Je ne peux me passer de lui, il ne pourra refuser le magnifique aéroplane que je viens de lui offrir.
J’en conviens, Olivier, j’ai connu des personnes d’intelligence plus grande. Mais l’infini de l’amour en son égoïsme, fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont la physionomie intellectuelle et morale est pour nous le moins objectivement définie, nous les retouchons sans cesse au gré de nos désirs et de nos craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils ne sont qu’un lieu immense et vague où extérioriser nos tendresses… » 
Je tiens un discours de raison à Marcel mais avec des propos inaccessibles au monde parallèle dans lequel évolue mon ami. Que vaut sa fortune – qu’il dilapide dangereusement – sans le retour de l’être aimé ? Quelle liberté prendre si elle n’est pas à conquérir ?
 
Et toujours cette impossibilité d’établir des rapports sains avec autrui, sans domination, soumission ou engagement total et destructeur. Et son rapport au monde si difficile, entre deux quintes de toux épuisantes, avec cette peur panique de la maladie et de la mort qui le conduit à s’isoler comme un ermite dans sa chambre mal aérée du 102 boulevard Haussmann…
Seule la musique peut le faire sortir, redonner quelques couleurs à son visage si pâle dont les traits se creusent douloureusement à chaque et fréquente crise d’asthme. J’insiste aujourd’hui sur les dernières représentations de Parsifal, sur ces airs fameux d’un Wagner qui vient de tomber dans le domaine public. Je tente d’apporter avec mon enthousiasme, ma passion pour cet opéra, un peu de souffle frais dans cet esprit clos tout concentré, jusqu’à l’épuisement, sur son oeuvre immense, ces dizaines de cahiers d’écriture serrée et de paperolles, cauchemars des relecteurs de Grasset.
 
N’y tenant plus, je m’écrie :  » Il faut sortir, Marcel… Que diable, habillez-vous ! Venez voir ce monde que vous décrivez si bien ! Venez vous emplir d’autres sensations, d’autre senteurs neuves que vous démultiplierez dans vos futurs ouvrages !  » 
Marcel hoche légèrement la tête, me regarde avec ses yeux de biche si tendres, rieurs… mais absents. En guise de réponse, il me récite les vers de Mallarmé qu’il va faire graver sur l’aéroplane offert à Agostinelli.
Alors, se produit un petit miracle dans notre relation : je reconnais le sonnet ! Lentement, je le complète, découvrant, ravi, que pour une fois, Marcel semble me comprendre vraiment : 
 
 » Le vierge le vivace et le bel Aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre… « 
 
Mon ami retrouvé enchaîne, avec son beau sourire reconnaissant :
 
« …Ce lac dur oublié, que hante sous le givre,
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui. »
Nous éclatons soudain d’un rire sonore, tous les deux, comme deux gosses heureux de maîtriser un jeu mystérieux et passionnant, connu de nous seuls !
Alfred AGOSTINELLI; ancien secrétaire de Proust, s'est enfui à Antibes pour échapper à l'amitié étouffante de l'écrivain
Alfred AGOSTINELLI : ancien secrétaire de Proust, il s’est enfui à Antibes pour échapper à l’amitié étouffante de l’écrivain

 

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