31 décembre 1909 : Les incroyables trafics de notre bonne

« De la viande dure, du poisson qui sent fort, un pain pas cuit, une salade flétrie ! » J’ai fini par me fâcher contre la bonne. Au fur et à mesure des repas, une impression de dégradation générale, d’aliments moins bons, moins frais. Du goût qui s’en va et des mauvaises odeurs en plus.

Je pose des questions à Jeanne, auvergnate comme moi et qui semblait toute contente, il y a deux ans, d’avoir trouvé une place « chez un bon moussieur fonctionnaire au ministère. »

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Notre bonne, Jeanne, est toute contente d’avoir trouvé une « bonne place ». (toile de C.J. Bail)

« La qualité des repas se dégrade, Jeanne. Rien n’est bon. Vous n’allez plus chez Boulay, le boucher ? Vous avez laissé tomber Lepron, le poissonnier ? Et pour les légumes, le marché de la rue d’Aligre ne vous suffit pas ? Je veux comprendre… »

La pauvre femme n’en mène pas large, ses yeux restent obstinément rivés au sol.

« Moussieur, cheu crois que chè fait des bêtises. »

C’est alors que la bonne m’explique quelque chose à peine croyable.

Elle pratique la rétrocession dite « d’un sou du franc ». Autrement dit, les commerçants du quartier la paient pour qu’elle leur reste fidèle et lui donnent qui un sou, qui deux ou trois, suivant les quantités achetées.

Je ne comprends toujours pas tout. Donner de la menue monnaie aux domestiques demeure une pratique courante dans le commerce : cela ne conduit pas forcément à ce que la viande se transforme en semelle.

Jeanne est invitée à compléter sa confession, ce qu’elle fait avec franchise : « En fait, chai voulu trop d’argent trop vite. Les marchands qui m’ont donné beaucoup de chous se sont chans doute vengés sur la qualité. »

Dans ma tête, d’un coup, tout s’éclaire : « Vous ne vous êtes pas arrêtée aux aliments, ma Jeanne, ai-je l’impression. Je cherche depuis trois jours mon ancien chapeau melon mais aussi ma quatrième paire de souliers noirs. Tout semble avoir disparu. Vous avez tout vendu au chiffonnier ? »

Jeanne fond cette fois-ci en larmes. En fait, elle avoue tout : en plus de son habile organisation « un sou du franc » avec les boutiques du coin, elle a aussi monté un vaste trafic avec Marcel Ibay, biffin (chiffonnier qui a la monopole d’un quartier) de son état, ancien forçat, chansonnier à ses heures et grand buveur de gnôle devant l’Éternel. Quelques vieilles robes de Nathalie, deux manteaux des enfants, des chaussettes trouées, des souliers usés. Tout est parti dans le génial bric-à-brac de notre Ibay ravi d’avoir rempli sa hotte de « belles » choses. Son « tricage » (tri de sa collecte) en a été facilité. Quant au butin amassé par Jeanne, il représente au moins six mois de gages !

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Marcel Ibay, le chiffonnier et biffin du quartier, avant son « tricage »…

J’interroge le lendemain le sergent de ville qui me confie dans un grand éclat de rire, le moustache toute frémissante : « Votre bonne a de drôles de talents. Un aplomb incroyable, des qualités de négociatrice hors pair. Elle a mis en « coupe réglée » tous les commerçants du quartier, qui doivent s’acquitter des quatre à cinq sous pour conserver ses visites et leur réputation. Et depuis votre réprimande d’hier, non seulement elle garde les sommes déjà versées mais elle a aussi exigé une meilleure qualité des produits et… une petite « indemnisation » -ce sont ses mots- qui lui permettra, m’a-t-elle dit, de vous offrir un nouveau couvre-chef ! »

A suivre…

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Le génial bric-à-brac du chiffonnier Marcel Ibay…

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29 décembre 1909 : Polémique sur la sécurité aérienne

« Nous voulons rester libres comme l’air ! » Telle est la réaction de nombreux pilotes d’aéroplanes lorsqu’on évoque avec eux la mise en place de règlements de sécurité aérienne.

Ils ajoutent : « Pour faire progresser les plus lourds que l’air, il faudra des héros martyrs. On ne peut essayer des appareils sur des planches à dessins. Pour tester un moteur, une nouvelle forme d’hélice, d’aile, d’aileron ou de fuselage, la confrontation avec la réalité passe par un vol dans des conditions réelles. L’état des pistes, la force du vent ou la portance de l’air ne peuvent se reproduire dans un hangar. Arracher des centaines de kilogrammes au sol reste un défi, une prise de risques. Le succès grise, l’ascension dans le ciel enivre mais nous n’oublions jamais que la mort rôde. »

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Les premiers aéroplanes (ici un modèle construit par Wright) restent instables, peu solides, souvent sous-motorisés et donc dangereux…

L’Aéro-Club de France accepte quant à lui de parler de code et de règles mais avec un enthousiasme modéré :

« Les courses automobiles sont boudées en raison des changements incessants de règlements. Ne nous obligez pas à faire la même chose dans le monde aéronautique ! »

Et pourtant, les vols tuent : Le pilote prometteur Eugène Lefebvre qui s’est écrasé avec son Wright Model A reste dans toutes les mémoires. Un an avant, le lieutenant américain Selfridge avait perdu la vie dans les mêmes conditions. Et on ne compte plus ceux qui se blessent grièvement lors de décollages ratés ou d’atterrissages acrobatiques.

Que faire ?

Depuis 1908, l’Aéro Club distribue des brevets de pilote : tous les grands noms de ce sport fabuleux ont eu le leur. Le n°1 a été remis à Blériot et une centaine d’autres encore, par ordre alphabétique. Tous les autres candidats doivent se soumettre à des épreuves sélectives pour obtenir le précieux parchemin.

L’armée pense de son côté à créer un brevet militaire, plus rigoureux encore.

Mais cela ne suffit pas. Quelle est la manœuvre obligatoire à effectuer quand un autre appareil fonce sur vous quand vous êtes en vol ? Devez-vous braquer à droite ou à gauche ?

Pour doubler, vous prenez à droite ou à gauche ?

A quelle altitude minimum faut-il voler ? 20 mètres, 30 mètres ou plus ?

Quelle distance minimum sépare-t-elle deux aéroplanes qui se suivent ? 30 mètres, 50 ou 100 ?

Il va falloir se décider.

Les premiers pilotes étaient doués, ils avaient fabriqué eux-mêmes leurs appareils qu’ils connaissaient sur le bout des doigts. Les aviateurs de l’avenir n’auront peut-être pas autant de talents. Il faudra une formation solide, des règles précises et un personnel pour les faire appliquer.

Je discute lors d’une soirée avec la flamboyante Baronne de la Roche, première femme française pilote.

« C’est amusant. Il suffit que les femmes s’intéressent à une nouvelle discipline et y réussissent… pour que les hommes s’empressent d’ériger des barrières réglementaires protectrices et décourageantes ! Messieurs, vous n’êtes pas beaux joueurs… »

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La flamboyante baronne de la Roche, première femme aviatrice brevetée en France

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27 décembre 1909 : Si nous voulons rester en Indochine…

« On leur met le timbre de la douane sur la peau du ventre ! » Adolphe Messimy ne décolère pas. Son rapport sur l’Indochine qu’il me remet ce jour, souligne les exactions de l’Administration française dans cette colonie et pousse un cri d’alarme sur les risques de voir le peuple annamite réclamer son indépendance.

« Les indigènes n’en peuvent plus. Ils n’ont plus le droit de faire librement leur alcool de riz et le trafic contournant inévitablement le monopole instauré par l’État est réprimé de façon brutale et disproportionnée. Les maisons sont envahies au hasard, les autels domestiques bousculés, pour procéder aux vérifications. Quand les femmes sont contrôlées, effectivement, certains fonctionnaires facétieux, leur donnent un coup de tampon à encre, directement sur le corps. Cela constitue une humiliation, un manque de respect grave pour un peuple très pudique et finalement nuit à notre réputation. »

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Le député évoque aussi le prix du sel multiplié par sept depuis ces cinq dernières années et qui manque cruellement dans certaines régions, à cause, là encore, de la mise en place d’un monopole mal conçu.

Il rappelle que le fisc ne dispose toujours pas de listes à jour des contribuables pour l’impôt personnel et de cadastre clair pour les taxes foncières. L’Administration des finances s’en remet donc exclusivement aux notables locaux qui se rendent souvent coupables de trafics d’influence odieux. Les pauvres Annamites croulent ainsi sous des prélèvements injustes, supérieurs de 50 à 100 % à ce qu’ils auraient dû payer si les textes officiels – non publiés – étaient appliqués correctement. Les paysans les plus pauvres qui effectuent des corvées, faute de pouvoir régler en numéraire, sont parfois envoyés à deux ou trois jours de chez eux pour s’acquitter de leur « dette ».

En Indochine, l’opposition se renforce, la révolte gronde. Certains enfants des classes aisées vont se former au Japon – le seul pays asiatique qui tient tête victorieusement à l’Occident – et reviennent avec des idées d’insurrection. Les qualités d’organisateur qu’ils ont acquis à Tokyo les rendent particulièrement dangereux pour notre pays : le risque est grand de les voir habilement canaliser contre la France les mouvements d’humeur des Annamites exaspérés.

La construction des lignes de chemins de fer, les travaux d’assainissement, les efforts d’éducation des enfants, bref, les investissement de la France pour faire accepter notre domination, sont oubliés par une population qui rejette notre administration fiscale idiote.

Messimy conclut : « Si nous voulons rester en Indochine, il va falloir changer ! »

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25 décembre 1909 : Le Père Fouettard s’arrêtera-t-il chez nous ?

« Et ton Père Noël, comment va-t-il arriver à la maison ? »

Ma fille Pauline, 5 ans, me regarde interloquée. Je précise ma question : «Viendra-t-il en automobile, en train ou en aéroplane ? »

La jeune enfant répond avec l’assurance d’un professeur énonçant une évidence :

« Il vient en traîneau ! »

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Perfide, je fais remarquer que la neige qui était tombée il y a quelques jours, a disparu : « Il ne pourra pas glisser le traîneau ! »

La gamine ne se laisse pas démonter pour si peu et rappelle une seconde évidence en levant les bras en l’air : « Les rennes volent dans le ciel, avec le traîneau. »

J’arrête là mon petit jeu. Ma femme adore que les enfants puissent croire au Père Noël, je souhaiterais pour ma part qu’ils sachent toute la vérité.

« Relis George Sand : depuis les années 1810, 1820, tous les enfants ont besoin de rêver, de croire à ce personnage merveilleux et infiniment bon. Pourquoi priver Pauline de cette joie ? » Ma femme Nathalie plaide avec justesse. Je m’enferme dans des arguments cartésiens débités sans grande conviction :

«Le Père Noël n’est pas français. Ce sont quelques scandinaves qui ont implanté cette tradition aux États-Unis et celle-ci nous revient sous une forme commerciale. Le Père Noël fait surtout rêver les marchands. »

Nous n’allons plus à la messe et je préférerais, pour nous rattraper, que ce soit le Petit Jésus qui soit mis à l’honneur, dans notre foyer, le 25 décembre. Je sens que cela ferait plaisir à ma mère, très pratiquante, qui ne commence à manger son boudin grillé de réveillon qu’après la messe de minuit.

Je replace dans la cheminée une nouvelle et grosse bûche, destinée à nous chauffer pendant ces longues heures hivernales. La bonne, avant de prendre son traditionnel congé de Noël, nous a laissé les indications nécessaires :

« Les bûches de Noël sont toutes mises de côté sous le tableau du grand-père. Le pudding -je ne me ferai jamais à cette mode des « englichs »- et les bouchées glacées sont conservées au froid sur le balcon. Monsieur, Madame, je vous quitte et pars chanter avec mon Jules dans un bouillon du quartier. »

Pendant que je manie le tisonnier, j’entends mon aîné Nicolas, âgé de 13 ans, tenter de terroriser Pauline.

« Tu sais que les enfants qui ne sont pas sages sont tous emmenés par le Père Fouettard qui passe dans la rue ? » Là encore, la délicieuse enfant répond, la bouche en cœur, avec une candeur désarmante :

« Mais, Nicolas, si cela est vrai, comment es-tu encore là ? » L’intéressé qui ne s’attendait pas à cette réponse mi-naïve, mi-vacharde, se replonge, troublé, dans le dictionnaire illustré (il faut faire des cadeaux utiles !) qu’il vient de recevoir pour ses étrennes. Je réponds à sa place, magnanime :

«  Non, Pauline, le père Fouettard, s’il existe lui-aussi, ne fait que déposer des verges devant les portes des garnements. Et comme tu peux le constater, il n’a rien mis devant chez-nous. Nicolas et toi, vous n’avez rien à vous reprocher ! »

Pauline tend sa toute nouvelle poupée à Alexis qui peine à l’attraper du haut de ses huit mois. Un ours en peluche – Martin, qui nous vient aussi de New-York – l’attend un peu plus loin, assis sur le parquet. Les billes marrons qui lui servent d’yeux, semblent jeter un regard attendri sur cette scène familiale, banale… mais tout simplement heureuse.

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Le Père Fouettard, pendant maléfique du Père Noël, emmène dans sa hotte tous les méchants enfants…

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23 décembre 1909 : Deux morts violentes le même jour

La veille femme essaie de se débattre. La canne à pomme plombée s’abat à nouveau sur sa tête avec une violence inouïe. Mme Gonin, épouse d’un industriel de Rouen, s’effondre, ensanglantée, dans le compartiment de 1ère classe, vide ce jour-là. Le bandit à la carrure athlétique l’empoigne, lui fait les poches, vide son sac à main et traîne son corps inerte jusqu’à la porte du wagon qu’il ouvre. Un dernier effort conduit à précipiter la veuve Gonin dans le vide.

Le cadavre horriblement mutilé par le passage de plusieurs trains, sera retrouvé le lendemain matin sur la voie, non loin de Corbeil.

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Le cadavre sera retrouvé au petit matin, sur la voie, horriblement mutilé…

Au même moment, presque à la même heure, dans un grand appartement presque vide du quartier de Viborg, à Saint-Pétersbourg, une explosion arrache la tête d’un homme d’une cinquantaine d’années. Celui-ci sera identifié, après une autopsie minutieuse, comme étant le colonel Karpov, chef de la police secrète locale. L’officier de haut rang recevait un agent provocateur à son domicile et avait visiblement manié avec lui, sans précautions suffisantes, un explosif de forte puissance. Manifestement, la police du tsar utilise voire fabrique elle-même des bombes. De là à imaginer qu’elle les pose et fait endosser ensuite les attentats aux « terroristes révolutionnaires », il n’y a qu’un pas que la presse française de ce matin franchit avec allégresse.

Deux morts violentes le même jour. L’une dans notre vieux pays, l’autre très loin, là-bas, dans les brumes et le froid russe.

Rien à voir me dites-vous ?

En effet, d’un côté, une affaire crapuleuse, l’appât du gain qui conduit un voleur à un lâche assassinat dans un train. De l’autre, des services secrets travaillant dans un univers aux frontières brouillées et préparant des manœuvres obscures pour discréditer les mouvements d’opposition au tsar.

Les deux affaires font pourtant le même jour la une de la grande presse, reflet fidèle de notre époque.

L’opposition entre classes sociales qui met dans un même wagon une veuve très riche et un assassin potentiel qui va commettre l’irréparable, marque bien un monde où l’immense majorité des Français vit de peu et a besoin de s’imaginer que la richesse ne mène pas forcément au bonheur et peut même conduire à une mort dans des conditions horribles.

 Les ouvriers attablés au bistrot de la grand-rue plaignent sans doute Madame Gonin mais commentent surtout à l’infini les conditions dans lesquelles le corps a été retrouvé, les traces de sang et les signes laissés par la courte lutte pendant laquelle la proie tentait d’échapper à son bourreau. L’appartenance de la victime à une classe « à part », possédant une fortune considérable et inaccessible au commun des mortels, évite à chacun une identification trop forte. Une distance se créé entre la victime et l’opinion. Cela facilite les commentaires sur le crime, sans complexe particulier, sans gêne ni pudeur. La fascination pour l’horreur, le sang et la violence, se donne libre court. Cela fait du bien, autour d’un coup de rouge, après un dure journée à l’usine.

Le policier russe à la tête arrachée est, lui, forcément comparé, dans nos esprits, à ses homologues français. D’un côté une police républicaine vertueuse, censée être transparente, travaillant à protéger les « braves gens » et dirigée par des patrons prestigieux comme le préfet Lépine ou le commissaire Bertillon. De l’autre, une police tsariste trouble, vivant cachée dont les dirigeants mènent des combats sans gloire contre des opposants à un régime qui n’inspire guère de sympathie.

Résumons. Le Français du café du coin se rassure : il n’est pas riche et ne risque pas sa vie « bêtement » dans des compartiments de première classe qu’il ne fréquentera jamais. Il vit aussi – et pour son plus grand bonheur – dans une République honnête, administrée avec sagesse par des fonctionnaires respectables, très éloignés de ce que produit l’administration des empires de l’Est.

Conclusion : la France est un beau pays où il fait bon d’être « dans le peuple ».

Vous ne croyez pas ?

Lisez donc la presse !

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21 décembre 1909 : Bell espionne ? Vous plaisantez !

« Mais c’est une espionne que vous recherchez ! Pour qui me prenez-vous ? »

Je laisse passer l’orage et reprends mes explications :

« Le chemin de fer appelé Bagdad Bahn, s’il voit le jour, permettra aux Allemands un accès facilité aux ressources pétrolières qui viennent d’être découvertes à Mossoul. Il évitera aussi à Berlin d’être dépendant du canal de Suez pour contrôler ses colonies d’Afrique Orientale et enfin, il ouvrira de multiples portes pour une pénétration d’un Empire Ottoman bien affaibli par le Reich de Guillaume II. »

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Le Bagdad Bahn, le train de toutes les convoitises…

Gertrude Bell m’écoute en remettant machinalement une de ses mèches brunes derrière son oreille. Son regard s’adoucit et ses yeux me renvoient tour à tour de l’ironie et une pointe de curiosité : «  Que va-t-il encore inventer ? » semblent-ils dire.

La jeune archéologue anglaise est retenue ce jour par la police du port de Marseille. Grande et mince, nerveuse et musclée, il se dégage une force considérable de cette femme au parcours peu commun. Une des premières fille à être diplômée d’Oxford en histoire, devenue spécialiste des fouilles dans les ruines antiques du Djebel druze, de Turquie ou de Mésopotamie mais aussi alpiniste respectée dans le petit monde des guides alpins, Gertrude Bell collectionne à 41 ans les exploits et les audaces.

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Gertrude Bell n’a pas envie d’être espionne

J’ai demandé que l’aventurière soit interpellée pour un motif fallacieux avant de monter dans un paquebot pour Alexandrie, le temps pour moi de la convaincre de travailler pour le 2ème bureau qui peine à trouver des agents parlant parfaitement arabe et capables d’opérer avec aisance dans le triangle Constantinople, Bagdad et Beyrouth.

La mission que je souhaite lui confier ?

  • Collecter des informations sur la reprise du projet de chemin de fer pour Bagdad, chantier arrêté après le massacre des Arméniens par les Turcs dans la ville d’Adana située près de la future ligne.
  • Convaincre les ouvriers -souvent Arméniens- de ne pas reprendre le travail.
  • Miner le moral des ingénieurs européens choqués par le spectacle des violences de certains militaires et celui de leurs adjoints turcs, éloignés de leurs bases en plein désert dans des conditions climatiques particulièrement éprouvantes.

Gertrude Bell m’écoute toujours mais secoue négativement la tête. Elle me coupe :

« Vous savez, les suffragettes n’ont déjà pas réussi à me convaincre de les suivre et pourtant, elles ont insisté. Par agacement face à leurs pressions, j’ai même rejoint une ligue contre le vote féminin en Grande Bretagne.

Votre argumentation me donne des envies semblables : faire le contraire de ce que vous me demandez. Consciente des enjeux, je n’en ferai rien… mais ne comptez pas sur moi. Seul mon pays, le Royaume-Uni, pourra me demander de tels services. »

Elle se lève, me tend la main et serre la mienne avec vigueur, remet son chapeau, ajuste le bas de sa jupe blanche et s’en retourne sans rien dire, la tête haute.

Je donne l’ordre de la libérer immédiatement, penaud, peu fier d’avoir retenu, avec un mauvais prétexte, une femme qui a toutes les qualités pour devenir, un jour, une héroïne de roman.

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Gertrude Bell, diplômée d’histoire à Oxford, alpiniste respectée est surtout une archéologue reconnue.

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17 décembre 1909 : Le roi des Belges est mort

On lui doit une Belgique qui se protège mieux, qui nous protège mieux. Trois jours avant de mourir, le roi des Belges a signé une très importante loi sur le service militaire obligatoire (un fils par famille doit partir) qui permet à l’armée du royaume de disposer de régiments beaucoup plus nombreux. Notre frontière nord est ainsi devenue plus sûre.

Que retiendra-t-on de Léopold II, ce roi à la longévité exceptionnelle (il était monté sur le trône en 1865) qui vient de nous quitter ?

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Léopold II, roi des Belges, vient de mourir

Du bon : la prospérité économique de son pays assise sur les mines et une industrie aussi inventive que florissante; un enrichissement général de la population, de multiples constructions à Bruxelles ou à Ostende comme les serres de Laeken, les Arcades du Cinquantenaire, le Pavillon chinois, la Tour japonaise et j’en oublie…

Du beaucoup moins bon : la réputation du roi est durablement entachée par les révélations des journalistes et des écrivains sur la situation au Congo, longtemps propriété personnelle du souverain. Emprisonnements, déplacements arbitraires, tortures : rien n’a arrêté ceux qui souhaitaient que la colonie soit la plus profitable possible et que la production de caoutchouc augmente de façon spectaculaire. Les mains coupées des enfants du pays par les personnels de la « Force publique » belge, restent dans les mémoires.

Seigneur bienfaisant en Belgique, terrible saigneur au Congo, y-avait-il deux Léopold ? Avait-il lui même conscience de ce qui s’est fait en son nom dans « sa » colonie ?

Léopold II a demandé une enquête internationale sur le Congo. Il a rétrocédé les terres à son pays et s’est efforcé de modifier les conditions d’exploitation des matières premières dans ce territoire d’Afrique.

Est-ce suffisant pour le dédouaner ?

L’Histoire jugera.

En attendant, les dîners en ville bruissent d’informations plus futiles sur l’héritage fabuleux du roi.

Les milieux bien-pensants de notre capitale relèvent que les « 100 millions » ne partent pas totalement, loin de là, vers les enfants de la reine Marie-Henriette. Une (trop?) grosse partie semble revenir aussi aux deux rejetons de Blanche Delacroix, de cinquante ans la cadette du vieux souverain et dont celui-ci était tombé éperdument amoureux pour aller jusqu’à l’épouser et la faire baronne de Vaughan.

Cette fille de concierge a-t-elle eu ses garçons avec le roi ou avec quelqu’un d’autre ? Voilà LA question que se posent, ce jour, les collègues, les voisins et l’épicier d’en face. Question essentielle ?

L’Histoire jugera aussi.

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15 décembre 1909 : La grippe touche les intellectuels

« Ma toux était mauvaise, ma fièvre forte. Engourdissement, raideur de tous les muscles, courbatures très douloureuses. Un moment, j’ai cru ma dernière heure arrivée. »

Mon ami Charles Péguy exagère-t-il un peu lorsqu’il décrit la mauvaise grippe qu’il a attrapée au moment où il lançait ses fameux Cahiers de la Quinzaine ?

Nul ne sait. Force est de constater, en revanche, que sa production philosophique pendant cette période, a été intense.

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Charles Péguy : l’intense production philosophique d’un grippé

Les titres des trois courts essais écrits sur son lit, le front brûlant, montrent une fois de plus le peu de sens commercial de Charles : «De la grippe » orne la couverture du premier opuscule, « Encore de la grippe » annonce le second. Le troisième s’intitule, avec une originalité confondante : « Toujours de la grippe. »

C’est, à chaque fois, le compte-rendu nerveux, souvent plaisant, parfois plus aride, d’une conversation imaginaire avec son médecin. Dialogue philosophique, étonnement métaphysique. On y parle de la mort et de Dieu, de la maladie et de la souffrance, mais aussi du massacre des Arméniens -qui laisse toute l’Europe indifférente – et enfin, de l’Affaire Dreyfus et de politique.

Charles revient notamment sur la notion de « parti grippé » et s’interroge sur les grands rassemblements républicains qui perdent leurs forces et leur valeurs dans les basses querelles, les petites ambitions et les calculs médiocres de leurs dirigeants. A ne penser qu’à sa réélection, l’homme politique s’enfonce dans « l’électolâtrie » et gâche toute mystique républicaine.

Charles déplore, pessimiste : « Quand un parti est malade, on se garde bien de faire venir le médecin… » et fait quelques propositions pour revenir à une République régénérée.

Si l’on compte des « malades imaginaires », Péguy nous montre, qu’il y a aussi… des malades imaginatifs.

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Retrouvons-nous pour une dédicace le lundi 21 décembre au Comptoir des Saints Pères, 29 rue des Saints Pères (à l’angle de la rue Jacob) à Paris 6ème, métro Saint Germain des Prés à partir de 17 h ! 

14 décembre 1909: Les pouvoirs extraordinaires de Saint Greluchon

La jeune paysanne approche sa main en tremblant et gratte le menton de la statue. Le rebouteux lui empoigne le poignet vigoureusement :

«  Plus fort, la gamine, plus fort, sinon, ton bébé sera une loque ! »

La jeune femme crispe ses doigts et arrache avec ses ongles noirs un peu de poussière de bois du visage impassible représentant Guillaume de Naillac, antique seigneur de ces lieux.

Elle garde précieusement la substance dans le creux de sa main et la reverse dans une coupe emplie de vin blanc de messe. Elle s’agenouille, se signe et boit, en confiance, le bizarre breuvage.

Nous sommes à l’intérieur d’une église du Bourbonnais. Comme dans de nombreux coins de France, l’imagination populaire n’a pas de limite pour venir en aide aux couples qui ne peuvent avoir d’enfants.

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La ville de Bourbon l’Archambault abritait un drôle de Saint Greluchon

La statue de Guillaume de Naillac est célèbre dans tout le pays : on prétend qu’en lui grattant les parties génitales, on obtient des particules magiques susceptibles de provoquer une grossesse.

« Gratter », en dialecte local, se dit « grelicher ». La ferveur villageoise a canonisé notre bon Guillaume et sa statue est devenue, après avoir favorisé l’émergence de nombreuses progénitures dans toute la région et pendant tout le XIXème siècle, Saint Greluchon.

 Pendant des dizaines d’années, l’entre-jambe de notre saint a été raboté par des milliers de mains fébriles. Puis, au moment où il ne restait plus rien à extraire de cet endroit du corps, dans les années 1895, j’avais déjà été interrogé par le préfet sur la conduite à tenir et avait conseillé que l’on « gratte le menton ». Mon conseil avait été transformé en arrêté préfectoral rassurant, de surcroît, les esprits pudibonds.

Ce dernier mois, le saint Greluchon revient sur mon bureau. Son menton n’est plus et son visage est devenu méconnaissable. Gratté, défiguré par des centaines d’ongles fervents, les mains de toutes les femmes momentanément stériles de plusieurs départements.

Le préfet, dérangé par cette grattouille inédite, interpelé par le maire local et le curé de la paroisse, pour une fois unis dans un même désarroi face à la disparition progressive et inexorable de la statue, demande à Paris l’autorisation de transférer l’objet dans un musée.

La lettre du haut fonctionnaire se conclut ainsi : «  Monsieur le ministre, si nous n’y prenons garde, la statue de Guillaume de Naillac n’aura bientôt plus forme humaine et un souvenir remarquable du notre Moyen-Âge régional disparaîtra à jamais. Ce n’est plus qu’un rondin de bois que les paysans illettrés continueront à adorer d’une ferveur puérile. »

Je réfléchis longuement et renvoie ces instructions au préfet :

« Monsieur le préfet,

Il est positif de constater que vous êtes saisi par le maire et le curé de façon conjointe. J’y vois un signe de détente et d’apaisement après la loi de 1905 peu appréciée dans votre région. Recevez dès lors mes félicitations pour votre action modératrice.

Pour ce qui est de la statue, vous avez l’autorisation de la transférer au musée du chef-lieu. Pour autant, cette action imposée par un légitime souci d’ordre public, risque de provoquer la frustration des populations locales. Vous veillerez, dès lors, à conserver intact le socle en pierre de votre Saint Greluchon. Il appartiendra au curé local, s’il le souhaite, de bénir régulièrement un peu de poussière de bois et de la placer à cet endroit de l’église, à disposition de ses ouailles. »

J’apprends ce jour que ce dernier conseil est resté sans effet. La poussière de bois « envoyée par les fonctionnaires de Paris » n’intéresse personne.

En revanche, le musée départemental a vu sa fréquentation multipliée par cent depuis que le Saint Greluchon y a pris ses quartiers d’hiver.

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11 décembre 1909 : Proust se paie la tête des diplomates

  « La culture de ces gens éminents est alternée et triennale. Les expressions dont ils émaillent leurs fins propos ne laissent pas de m’étonner. Une année, nous avons le droit à Travailler pour le roi de Prusse, l’année suivante, Qui sème le vent, récolte la tempête pour terminer heureusement par un délicat proverbe arabe, Les chiens aboient, la caravane passe. »

Mon ami Marcel Proust a oublié la partie de dominos que nous avons commencée. Il est caustique, drôle et a décidé, ce soir, de se payer la tête des diplomates.

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«  Vous vous rendez compte, Olivier, de l’importance d’un toast porté en fin de repas ? Tel ambassadeur, invité par mes parents, se délectait d’un simple mot employé par un dirigeant à ce moment et il en saluait l’audace, selon lui, inouïe. Il évoquait le fait -tenez-vous bien – que la France et son pays avaient des… affinités. Pendant une bonne demi-heure, nous avions droit à un commentaire autorisé sur la force et la justesse d’une telle expression jugée originale dans le vocabulaire habituel du Quai d’Orsay. Il évoquait longuement l’émotion suscitée dans les chancelleries par « affinités » et les chroniques variées d’une presse spécialisée dont les sources ne lui étaient pas éloignées. « Affinités ». La France et ce pays avaient des «affinités «  et il répétait ce mot pour en faire découvrir toutes les sonorités chatoyantes, en saluant l’audace de celui qui avait su le suggérer au souverain Théodose. »

Proust, souriant jusque-là, part d’un franc éclat de rire.

« Enfant, je ne voyais pas à quel point mes parents avaient affaire, en la personne de ce diplomate, à un cuistre. Ce qu’il faudra que je fasse, quand je vais en parler dans mon livre, c’est de montrer à la fois l’admiration -héritée de celle de ma famille- que j’avais dans ma prime jeunesse, tout en laissant transparaître mon ironie d’aujourd’hui.

Il faut que mon lecteur sente que le bambin que j’étais ne percevait déjà pas bien pourquoi mon père et ma mère restaient bouche bée devant cet ancien ambassadeur. Et c’est à partir de cette incompréhension mise sur le compte de mon jeune âge, que je pourrais ensuite bâtir un texte qui se chargera progressivement, de vitriol. Seuls les enfants se rendent compte que le roi est nu ! »

L’écrivain s’esclaffe, son regard, habituellement si doux, devient moqueur et presque cruel.

Puis, soudain, ce dernier se fige et se glace. Sa main se porte à sa poitrine pour tenter d’étouffer une envie irrépressible de tousser. Le douleur provoquée par cette gêne physique soudaine fait pâlir Marcel qui pivote sur sa chaise pour tenter de cacher son désarroi.

La toux vient enfin. Sèche, répétée, épuisante et creusant durement les premières rides de mon ami. Je tente de le calmer d’un ou deux gestes parfaitement vains.

Les rires ont disparu. L’homme aux mille talents, à l’esprit si affuté, semble s’effacer devant un être profondément affaibli, presque pitoyable.

Je ne fais pas paraître mon trouble et me contente, la crise calmée, de donner cet ultime conseil à Marcel :

« Vous ne devriez pas travailler autant. Votre bonne m’indique que pendant soixante heures vous ne touchez à aucun repas. Elle se demande même si vous buvez un verre d’eau, tout occupé que vous êtes à noircir des centaines de pages. »

Je sens mes propos inutiles. C’est toute une vie, une pensée qui quitte un corps qui ne répond manifestement plus… pour se mettre en scène dans un ouvrage immense, devenu le seul véritable avenir de Proust.

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