6 décembre 1909 : La dangereuse Pantoufle de M. Berliet

  Le moteur s’étouffe d’un coup. Le véhicule baptisé quelques jours plus tôt « Pantoufle » est engagé dans la Grand-Côte à Lyon. Il se stabilise un instant puis commence à reculer en prenant de la vitesse. Marius Berliet tente fébrilement d’actionner le frein, sans succès. Il hurle aux passants : « Attention ! Au secours, je ne peux pas m’arrêter !». Les femmes poussent des cris de frayeur, les enfants se sauvent prestement et laissent passer l’automobile devenue incontrôlable.

La course folle se finit dans la vitrine d’un charcutier qui vole en éclats sous le choc. Constatant les dégâts, le père de Marius, furieux et moqueur à la fois, s’exclame : « elle en fait du bazar cette Pantoufle ! Tu te débrouilles comme un pied, mon pauvre Marius ! »

Toujours le même cauchemar. La même sensation horrible de l’échec. Il s’est passé quinze ans depuis cette funeste aventure. Berliet est maintenant un industriel reconnu, à la tête de plus de mille employés. Son père mort, il a racheté les usines Audibert et Lavirotte dans le quartier de Monplaisir et produit des centaines d’automobiles chaque jour. Elles ont une telle réputation de robustesse que le constructeur de locomotive américain Alco (American Locomotive Corporation) qui veut se diversifier lui a acheté quatre licences de châssis et donne ainsi aux modèles Berliet une réputation mondiale.

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Toujours le même cauchemar. Marius n’oublie pas les querelles avec son père qui préférait le voir à la tête de la fabrique familiale de chapeaux et raillait ses efforts pour concevoir ses premiers moteurs. Travail de nuit pendant qu’il fallait faire tourner l’atelier de papa le jour. Efforts cachés, niés par un père estimant qu’il perdait son temps à des bêtises.

Condamné à être le meilleur, à produire des moteurs sans pannes, des carrosseries toujours plus solides. Faire mentir ce père qui semble sortir de sa tombe pour le narguer, l’humilier à nouveau.

La production est organisée de façon militaire. Chaque ouvrier se concentre sur des gestes simples mais exécutés à la perfection pour obtenir la « qualité Berliet » attendue de clients exigeants. Tout est sous contrôle. Le temps de fabrication de chaque pièce, le prix des matières premières, la modicité des salaires versés qui permettent de pratiquer des prix de vente agressifs.

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Les modèles Berliet ont une vraie réputation de robustesse. Leur entretien est facile et les pannes restent rares.

L’essor de la Ford T aux États-Unis ou les exigences de l’armée qui pourrait devenir un gros client, se révèlent autant de stimulants supplémentaires pour consacrer tout son temps et son énergie à l’usine. Le défaut peut naître partout, le diable se cache dans les détails : à la chaudronnerie, sur la chaîne de montage des châssis ou des boîtes de vitesse, dans les forges ou à l’usinage. Surveiller inlassablement, de façon obsessionnelle et payer des agents de maîtrise vigilants qui rendent compte immédiatement au Patron en cas de problème.

En même temps, il faut imaginer les modèles de demain, écouter les attentes des commerçants et des industriels qui voudraient des véhicules capables de transporter des charges jusque dans des petites villes ou villages que le chemin de fer ne peut pas atteindre. S’inspirer de l’expérience de Scania qui fabrique des véhicules lourds dans les pays nordiques.

Toujours le cauchemar, l’automobile qui dévale, le frein inutile, les passants affolés, l’impuissance à éviter le désastre.

Acharné, Berliet ne cesse de remonter une pente pour s’éloigner de la médiocrité et de ce père terrible, ce fantôme qui l’attend les bras croisés, tout en bas, en ricanant.

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Marius Berliet

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