Rempli d’aise, plein d’autosatisfaction, le directeur général de la Régie directe du monopole des tabacs leste le fauteuil devant moi de ses cent trente kilos. Une main sur la bedaine, une autre tirant sur son gros cigare, il décrit la politique de développement de ce qu’il appelle avec orgueil « Le Monopole » :
– L’Etat a souhaité confier la fabrication des tabacs en France à une Régie, coordonnant toutes les manufactures sur le territoire national. C’est une sage décision qui remonte à Colbert et dont nous devons nous montrer dignes. Il faut que nos ouvriers aient du travail pour des siècles et donc que la consommation de tabac augmente.
La chique, le tabac à rouler -le scaferlati- vont être relayés par l’expansion de la cigarette, plus chère mais plus facile d’utilisation. Nous aimerions séduire de nouveaux publics. Comme aux Etats-Unis, nous pensons aux jeunes enfants. Il faut que les garçons puissent accompagner leurs pères en fin de repas avec une « Gitane », une « Amazone », une « Odalisque » ou une « Elégante ». »
Faire fumer les enfants : la dernière idée de quelques fabricants de cigarettes américaines de ce début de XXème siècle
Je regarde l’homme du Monopole s’entourer avec délectation de multiples volutes de fumée après m’avoir fait cette proposition saugrenue. Un instant, me vient à l’esprit l’image bizarre d’une classe de quarante jeunes garçons devenus des fumeurs avertis et écoutant, tous, leur instituteur avec une cigarette de « Caporal ordinaire » au bec !
Je choisis pourtant de ne pas évoquer de probables réactions scandalisées du corps enseignant et d’axer ma réponse négative autour d’arguments imparables liés à la sécurité :
– Monsieur le directeur, votre volonté de développer le Monopole vous honore et l’accroissement des rentrées fiscales de l’Etat qui en découleront ne peut que nous satisfaire. Pour autant, la diffusion de cigarettes auprès d’enfants signifie la mise à disposition d’allumettes et donc des risques d’incendie dans des appartements ou des écoles où les matières inflammables prédominent. Vous n’avez pas l’accord du gouvernement sur cette idée.
– Monsieur le conseiller, je n’insiste pas. J’ai une seconde proposition à vous faire. Depuis 1876, nous avons la fameuse cigarette « Hongroise ». Cette appellation qui n’a rien à voir avec l’origine du tabac et qui agace le gouvernement de Vienne pourrait être modifiée dans le cadre d’une politique commerciale résolument patriote. Nous envisageons donc de remplacer les « Hongroises » par les « Françaises ». Qu’en pensez-vous ?
– Le risque d’incendie est maintenant dans les associations féministes qui goûteront assez peu qu’on donne le nom de nos compagnes à des cigarettes tout en continuant à leur refuser le droit de vote !
– Vous avec une autre proposition ?
– J’ai bien noté votre volonté de vous appuyer sur des valeurs liées à la Patrie. Pourquoi ne faites-vous pas allusion à notre Histoire nationale, fort bien racontée par Michelet ? Plutôt que de fumer des « Françaises », nous pourrions allumer des « Gauloises », non ?
– Monsieur le conseiller, cette suggestion est excellente. J’imagine déjà le paquet bleu avec un dessin de casque ailé… Grâce à vous, nous allons faire… un tabac !
En 1910, les premières Gauloises seront commercialisées. Faut-il croire Oscar Wilde qui disait que « La cigarette est l’exemple du plaisir parfait. C’est une chose exquise et qui nous laisse inassouvi » ? Sachant qu’il voulait rassurer ceux qui sont soucieux de santé publique en s’exclamant : « Rien de plus facile que de s’arrêter de fumer. J’arrête vingt fois par jour ! »
Ce n’est pas Budapest qui est la capitale d’Hongrie?
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Vienne est la capitale de l’Empire Austro-Hongrois en 1909…
L’auteur
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Cette pratique de donner des cigarettes aux plus jeunes a perduré fort longtemps. Lors de mon service militaire, il y a une trentaine d’années, je gagnais de quoi rentrer chez moi pour les permissions en revendant le dû que m’apportait ma carte de tabac : 2 cartouches (20 paquets) de « Troupes » par semaine ! Mieux que le « Hash » et infiniment plus propre à la loi. On a « flingué » toute une génération pour le plus grand bonheur des profiteurs : Etat, corps médical et industrie pharmaceutique.
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Merci pour ces chroniques qui éclairent, sous un angle inhabituel et plaisant, les premières années de notre époque… si lointaines mais si proches.
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