26 mars 1909 : Les précieux ridicules

Un événement peu ordinaire s’est produit pendant ma nuit au Ritz. Vers deux heures du matin, une fumée noire, acre, a commencé à envahir la partie de l’hôtel où se trouvait ma chambre. Un garçon d’étage a crié « mesdames, messieurs, nous vous prions de sortir » puis a commencé à tambouriner aux portes de ceux dont le sommeil était profond. Un début d’incendie s’était déclaré en cuisines et ses effets se répandaient jusque dans les étages.

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Un salon du Ritz… juste avant l’arrivée de la fumée âcre et noire

Les portes des luxueuses chambres se sont ouvertes et, d’un coup, une drôle de société m’est apparue.

Ces riches dames n’avaient plus leurs atours habituels, leurs fards et leurs fausses mèches. Le teint pâle et gris, les yeux tirés, les pieds nus, souvent courbées, elles faisaient d’un seul coup peine à voir.

Les messieurs, torse nu sous une robe de chambre mal nouée ou en pyjama enfilé à la hâte, décoiffés, le dentier éventuellement manquant, la vue basse faute de lunettes trouvées à temps, avaient aussi beaucoup perdu de leurs superbes.

Les couples illégitimes, honteux, tentaient de se faire discrets. Leurs regards effarés en disaient long sur les prétextes et les excuses qu’ils étaient en train d’inventer. Certains amants feignaient de ne pas connaître la maîtresse encore embrassée quelques instants plus tôt avec fougue.

Beaucoup de gros ventres, de rides, d’haleines fétides et de coiffures devenues franchement ridicules achevaient de compléter ce tableau d’une haute société qui avait perdu tout repère.

Dans un renversement soudain de la hiérarchie sociale, les grooms étaient devenus les maîtres de l’instant et dirigeaient, à la baguette, ce petit monde comme un troupeau que l’on mène à l’abattoir.

Il n’y avait plus de marquis, de comte et de duc, plus de patron et de financier de haut vol. Chacun tentait humblement de comprendre où était le point de regroupement, s’efforçait de ne pas céder à la panique, de cacher maladroitement sous une étoffe, telle partie intime d’un corps finalement laid.

On n’entendait que grognements, petits cris ou respirations bruyantes d’obèses essoufflés.

C’était cette nuit, à deux heures du matin, place Vendôme. L’ancien monde des riches et des puissants, héritier d’un dix-neuvième siècle qui n’en finit plus de s’achever et d’un capitalisme sans foi ni loi, s’est écroulé, en quelques minutes… à la suite de trois ou quatre flammes sorties d’une casserole d’huile, oubliée sur le feu, par un cuisinier distrait.  

2 commentaires sur “26 mars 1909 : Les précieux ridicules

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  1. « Il n’y avait plus de marquis, de comte et de duc, plus de patron et de financier de haut vol. »

    … en effet, il n’y avait plus que des humains, dans toute leur simplicité !

    Très belle note !!! L’image est tellement parlante et bien décrite !

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