3 février 1921 :  » A nos actes manqués ! « 

 » Mais en fait, vous n’avez pas compris ce qu’est un  » acte manqué » , au sens freudien du terme ! » Je ne peux m’empêcher de lâcher cette phrase de reproche à mon assistant Jean-Jacques.

Ce dernier parle parfaitement allemand. Il vient de m’aider à relire et corriger la première traduction française de « L’introduction à la Psychanalyse » de Sigmund Freud, le grand professeur viennois. Jean-Jacques a fait un travail considérable et ses origines juives allemandes par sa mère nous aident à bien nuancer chaque phrase du livre qui sortira dans les prochains mois chez Payot, après « Les Cinq Conférences sur la Psychanalyse » qui viennent d’être publiées dans La Revue de Genève, pour la plus grande joie de mon ami Gide.

Mon collègue me répond :  » Je ne vois pas ce qui vous fait dire cela. Freud voit dans les actes manqués autant de lapsus, d’actions qui révèlent ce qui se passe réellement dans notre inconscient. Par exemple, nous manquons le train qui nous emmène vers une destination qui nous n’aimons pas ; nous disons finalement l’inverse de ce que nous sommes sensés dire parce qu’on nous demande, malgré nous, de mentir ; ou encore, nous oublions un objet – pourtant précieux – justement chez la dame que nous souhaitons secrètement revoir etc…  »

N’y tenant plus, péremptoire, je lui répète les paroles qu’il vient de fredonner :  » À tous ces moments que j’avais cru partagés, aux phrases qu’on dit trop vite et sans qu’on les pense… : eh bien Freud nous démontre qu’on ne dit jamais une phrase trop vite sans y penser ! Vous passez à côté des leçons les plus importantes de la psychanalyse du maître viennois ! « 

Jean-Jacques commence à se vexer :  » Écoutez, je suis à vos côtés, vous, le conseiller du chef de l’Etat ; j’ai là un vrai métier. Je gagne correctement ma vie. Je ne me plains pas et je mets à votre service mon don pour les langues. Mais le soir, j’aime bien voir quelques amis qui trouvent que je ne chante pas non plus trop mal. Et la signification des paroles de mes chansons ne regarde que moi. De toute façon, tout le monde lira un jour Freud et personne ne connaîtra mes misérables petites mélodies ! « 

Soudain pris d’une forte empathie pour ce collaborateur qui ne m’a jamais lâché et pour valoriser son travail, je lui fais miroiter que son nom pourrait figurer en bonne place de l’édition française des œuvres de Freud.

 » Imaginez un instant : Sigmund Freud, Introduction à la Psychanalyse, Editions Payot, traduction J.J. Goldman. Voilà qui aurait de l’allure ! Votre mère Ruth serait tellement fière de vous. Oubliez vos chansons et vos textes sans queue ni tête. Laissez tomber vos musiques minables. C’est là où vous pourrez vous faire connaître ! « 

Jean-Jacques éclate de rire :  » Ah là, Olivier, vous venez de faire un magnifique acte manqué. Vous avez omis la négation dans votre dernière phrase et votre inconscient vous fait dire, ni plus ni moins, que je pourrais me rendre célèbre en chantant ! « 

Découvrant mon magnifique lapsus qui ferait la joie du psychologue autrichien, je rougis. Jean-Jacques aurait raison ? Ce fils d’ouvrier polonais et d’une pauvre femme juive allemande pourrait avoir un destin ?

Je jette à nouveau un coup d’œil sur sa mélodie que je trouvais jusqu’à présent un peu simplette :

 » Aux années perdues à tenter de ressembler

À tous les murs que je n’aurais pas su briser

A tout c’que j’ai pas vu tout près à côté « 

J’ai repéré depuis longtemps l’immense talent de Freud.

Serais-je maintenant en train de passer à côté d’un collaborateur cachant un formidable artiste, tout près à côté ?

Lublin en 1920, ville du père de J. J. Goldman.

31 janvier 1921 : Ne parlez plus de grippe espagnole !

L’ambassadeur d’Espagne ne décolère pas. Il avait déjà demandé à me voir il y a trois mois et la discussion était restée très urbaine. Cette fois-ci, je le sens beaucoup plus contrarié.

 » Monsieur le conseiller, cela ne peut plus durer. Qu’au sortir d’une si longue guerre, la presse française et les officiels ne soient pas capables de nommer correctement les choses et que la fatigue l’emporte, je comprends. Mais nous sommes maintenant plus de deux ans après l’armistice et vos ministres ou vos journaux continuent, obstinément, à parler de « grippe espagnole ». Et pourtant, vous savez bien que ce terrible virus ne vient pas de chez nous, les Espagnols, mais probablement des Etats-Unis…et je ne dis pas cela parce que nous avons été en conflit avec eux. »

Je réponds, avec un sourire destiné à détendre un peu l’atmosphère : « Oui, je comprends, vous avez raison. Manifestement, les premiers malades étaient des soldats de l’Us Army, entassés les uns sur les autres, dans des camps d’entraînement au Kansas… Et tout cela n’est apparu ni à Madrid ni ailleurs chez vous. »

Il me répond :  » Et vous savez pourquoi on a désigné l’Espagne au moment où l’épidémie est apparue ? C’est uniquement dû au fait que nous étions les seuls à aborder le sujet dans nos journaux qui n’étaient pas soumis à la censure comme les vôtres. Ce n’est nullement parce que nous évoquions franchement et à longueur de pages ce satané virus que celui-ci a pris naissance chez nous ! « 

Après un instant de réflexion, je lui propose de contacter les ministères, les journaux, les universités… bref, tous les endroits où on parle encore de cette terrible grippe qui vient de se terminer. Je lui glisse en substance :  » En fait, on devrait qualifier cette maladie par les deux derniers chiffres de l’année au cours de laquelle elle a été la plus meurtrière. Ce serait donc 19. Et puis, on trouverait des initiales qui permettraient de nommer le fléau sans ambiguïté. Je réfléchis à un terme, en anglais, susceptible d’être compris dans tous les pays. « Maladie due à un virus important de 1919 » donnerait quelque chose comme « Core Virus Disease 19 » soit « Covid 19″. Ça sonne bien, non, Covid 19 ?  » Je me tais et me renverse sur mon fauteuil, assez fier de mon idée.

Le diplomate madrilène fait finalement la moue et s’exclame :  » Covid 19 ? … mmh, bof…. C’est plutôt cérébral comme trouvaille. Je ne suis pas sûr que cela va remplacer facilement le vocable plus populaire de  » Grippe Espagnole » . Ça, au moins, tout le monde comprenait. « Covid 19 », pfff, c’est une « invention » de haut fonctionnaire… mais cela mettra bien 100 ans avant de s’imposer ! « 

Policiers de Seattle portant un masque pendant la terrible épidémie de grippe en 1919…

18 janvier 1921 : Gallimard ne doit rien à personne

Je connaissais le Gaston Gallimard séducteur, volubile, convaincant, l’homme qui donnait envie de le suivre. Quand je lui ai remis la lettre de Proust qui réclamait – peut-être un peu maladroitement – son argent, j’ai découvert une autre facette de l’éditeur.

La mâchoire de Gaston s’est serrée et son teint est devenu presque blanc, d’un coup. Ses yeux se sont figés et sa voix a pris un ton cassant :

 » Proust ne devrait jamais écrire des courriers pareils. Je ne lui dois rien. Mes écrivains sont tous payés en temps et en heure. Surtout lui qui passe son temps à dépenser n’importe comment. Et il a la mémoire bien courte : moi je le paie alors que Bernard Grasset s’était contenté de l’éditer à compte d’auteur ! « 

A ce moment, Raymond Gallimard, frère et associé de Gaston, nous a rejoint. Il l’a patiemment calmé et a ajouté à mon intention :

 » Nous allons régler Marcel Proust. C’est vrai que la comptabilité de cet auteur est devenue relativement complexe. Entre ses droits sur ses ouvrages déjà parus qui augmentent au gré des ventes, ses avances sur les cahiers qu’il nous remet – ou qu’il nous reprend – et ce que nous pouvons déduire légitimement de ce que nous lui devons car nous lui avons, en fait, déjà versé : je comprends qu’il ai un peu de mal à s’y retrouver. Nous allons lui faire un point exact de sa situation et il verra bien que la maison Gallimard est parfaitement honnête… « 

Gaston redevient serein, tout doucement et me lâche :  » J’en ai un peu marre de cette méchante rumeur qui se répand dans Paris selon laquelle je retiendrais, discrètement, le paiement de mes auteurs pour financer l’expansion, à marche forcée, de ma maison d’édition ! A chaque fois que quelqu’un y fait allusion, cela me met dans une rogne pas possible ! « 

LA NRF, fleuron et pilier de la toute nouvelle maison d’édition Gallimard

12 janvier 1921 : Gaston Gallimard, bel éditeur et piètre soldat

Beau gosse, il est devenu gérant et directeur de la Nrf. Il lance depuis l’an dernier, à son nom, sa propre maison d’édition. Gaston Gallimard est un passionné de littérature mais c’est aussi – et je vais être un peu désagréable : un planqué.

On ne l’a pas vu dans les tranchées, il n’a pas évité, de justesse, les balles allemandes et n’a pas tremblé pendant les préparations d’artillerie. Non, pendant la guerre, il a continué à suivre ses jolis projets littéraires et a tout fait pour se faire réformer par une fréquentation assidue de tout ce que la France compte de sanatoriums. Il se dit même qu’il aurait payé quelqu’un pour qu’il figure, avec la mention  » décédé  » , au registre de l’état civil !

A cela, on peut ajouter, dans un dossier à charge déjà bien lourd, deux longs voyages au Etats-Unis en 1917 et 1918 – « pour promouvoir la culture française » – pendant que nos poilus, eux, mourraient en nombre sur le front, dans la boue et au milieu des rats.

En somme, ce n’est pas lui qui n’a pas voulu faire la guerre, c’est elle qui n’avait pas besoin d’un homme comme lui.

Bref, Gaston aurait de quoi en énerver plus d’un et pourtant – je l’avoue – je l’adore. Son goût très sûr pour détecter les talents d’aujourd’hui et de demain, sa manière de parler avec gourmandise des chefs-d’œuvre de ses auteurs, ses passions amoureuses : il séduit et respire la vie ; il donne envie de lire, réfléchir, comprendre et discuter de tout et de rien, de refaire le monde, avec passion.

Après quelques mots de bienvenue lorsqu’il me fait entrer chez lui, je lui remets la lettre de Marcel Proust.

Sa réaction à la lecture me surprend…

A suivre…

Gaston Gallimard aime la vie, les Lettres, les femmes, l’amitié, les voyages … « Mais pourquoi aurais-je fait la guerre ?  » me glisse-t-il, avec un sourire presque désarmant.

11 janvier 1921 : Proust aimerait être payé

 » Vous êtes d’accord sur le fait que je peux parler d’argent à mon éditeur, Gaston Gallimard ?  »

Je réponds par l’affirmative à mon ami Marcel Proust. Il est chaque jour plus pâle, il tousse et me dit avoir parfois de la fièvre. Il s’épuise à rendre ses manuscrits ( Le Coté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe). Il corrige, modifie sans cesse avec la recherche parfois acharnée du détail qui rendra la description la plus juste possible ( » je veux faire aussi bien que Balzac  » ).

La pièce est surchauffée. Je le lui signale doucement. Il s’exclame alors, en se blottissant sous une couverture, qu’il ne ressent plus le chaud et que son corps lui paraît gelé.

Il me fait relire ensuite sa lettre pour Gallimard. Je ne trouve rien à améliorer – oui, Proust sait écrire une lettre – et lui propose de la poster. Cela me donne un prétexte pour quitter cette atmosphère devenue irrespirable par un mélange d’humidité et de fumée d’une cheminée tirant mal.

Je décide finalement de porter le courrier moi-même à Gaston Gallimard. Depuis la guerre, je l’ai croisé plusieurs fois et c’est l’occasion de le revoir…

Proust s’épuise dans un travail acharné pour que ses longs manuscrits, maintes fois corrigés, soient tous publiés…

10 janvier 1921 : Le terrorisme comme méthode de gouvernement

Déjeuner avec mon ami Léon Blum. Il est particulièrement amer après le congrès de Tours de la SFIO qui s’est déroulé du 25 au 30 décembre. Au-delà de la scission devenue inévitable entre socialistes, cet événement marque le début d’un alignement quasi officiel d’un parti français sur le « système de Moscou » .

Léon me lâche, avec une infinie tristesse :  » Le tout nouveau Parti communiste va se battre pour mettre en place une dictature du prolétariat. Et c’est un véritable terrorisme qui est envisagé, un terrorisme stable, régulier, qui deviendra un sytème de gouvernement ! « 

Le congrès de Tours s’est achevé le 30 décembre. Il laisse Léon Blum très amer. La scission entre socialistes n’a pu être évitée et la majorité rejoint la motion qu’il considère comme anti-démocratique…

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