» Mais en fait, vous n’avez pas compris ce qu’est un » acte manqué » , au sens freudien du terme ! » Je ne peux m’empêcher de lâcher cette phrase de reproche à mon assistant Jean-Jacques.
Ce dernier parle parfaitement allemand. Il vient de m’aider à relire et corriger la première traduction française de « L’introduction à la Psychanalyse » de Sigmund Freud, le grand professeur viennois. Jean-Jacques a fait un travail considérable et ses origines juives allemandes par sa mère nous aident à bien nuancer chaque phrase du livre qui sortira dans les prochains mois chez Payot, après « Les Cinq Conférences sur la Psychanalyse » qui viennent d’être publiées dans La Revue de Genève, pour la plus grande joie de mon ami Gide.
Mon collègue me répond : » Je ne vois pas ce qui vous fait dire cela. Freud voit dans les actes manqués autant de lapsus, d’actions qui révèlent ce qui se passe réellement dans notre inconscient. Par exemple, nous manquons le train qui nous emmène vers une destination qui nous n’aimons pas ; nous disons finalement l’inverse de ce que nous sommes sensés dire parce qu’on nous demande, malgré nous, de mentir ; ou encore, nous oublions un objet – pourtant précieux – justement chez la dame que nous souhaitons secrètement revoir etc… »
N’y tenant plus, péremptoire, je lui répète les paroles qu’il vient de fredonner : » À tous ces moments que j’avais cru partagés, aux phrases qu’on dit trop vite et sans qu’on les pense… : eh bien Freud nous démontre qu’on ne dit jamais une phrase trop vite sans y penser ! Vous passez à côté des leçons les plus importantes de la psychanalyse du maître viennois ! «
Jean-Jacques commence à se vexer : » Écoutez, je suis à vos côtés, vous, le conseiller du chef de l’Etat ; j’ai là un vrai métier. Je gagne correctement ma vie. Je ne me plains pas et je mets à votre service mon don pour les langues. Mais le soir, j’aime bien voir quelques amis qui trouvent que je ne chante pas non plus trop mal. Et la signification des paroles de mes chansons ne regarde que moi. De toute façon, tout le monde lira un jour Freud et personne ne connaîtra mes misérables petites mélodies ! «
Soudain pris d’une forte empathie pour ce collaborateur qui ne m’a jamais lâché et pour valoriser son travail, je lui fais miroiter que son nom pourrait figurer en bonne place de l’édition française des œuvres de Freud.
» Imaginez un instant : Sigmund Freud, Introduction à la Psychanalyse, Editions Payot, traduction J.J. Goldman. Voilà qui aurait de l’allure ! Votre mère Ruth serait tellement fière de vous. Oubliez vos chansons et vos textes sans queue ni tête. Laissez tomber vos musiques minables. C’est là où vous pourrez vous faire connaître ! «
Jean-Jacques éclate de rire : » Ah là, Olivier, vous venez de faire un magnifique acte manqué. Vous avez omis la négation dans votre dernière phrase et votre inconscient vous fait dire, ni plus ni moins, que je pourrais me rendre célèbre en chantant ! «
Découvrant mon magnifique lapsus qui ferait la joie du psychologue autrichien, je rougis. Jean-Jacques aurait raison ? Ce fils d’ouvrier polonais et d’une pauvre femme juive allemande pourrait avoir un destin ?
Je jette à nouveau un coup d’œil sur sa mélodie que je trouvais jusqu’à présent un peu simplette :
» Aux années perdues à tenter de ressembler
À tous les murs que je n’aurais pas su briser
A tout c’que j’ai pas vu tout près à côté «
J’ai repéré depuis longtemps l’immense talent de Freud.
Serais-je maintenant en train de passer à côté d’un collaborateur cachant un formidable artiste, tout près à côté ?

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