De la rive droite à la rive gauche, du milieu viril des flics à l’ambiance feutrée des diplomates, de la place Beauvau au Quai d’Orsay : j’ai changé de maison. Explications : le Président du Conseil n’a pas de « ministère à lui ». Jusqu’à présent, Clemenceau, Briand ou Caillaux avaient cumulé leur fonction de présidence avec celle de ministre de l’Intérieur. C’est donc place Beauvau que je travaillais comme conseiller. Raymond Poincaré a pris – en ces temps incertains – le portefeuille de la diplomatie. Et comme il souhaitait garder à ses côtés un conseiller devenu un peu la « mémoire » de la Présidence du Conseil, il m’a demandé de le rejoindre au Quai.

Le changement de boutique n’a pas été facile. Je m’étais bien fait à la culture de l’Intérieur : ce lieu central en prise directe avec le pouls du pays, ces bureaux vivant des battements de coeur d’une nation où remonte le sang des crimes et se préparent les descentes de police. Les syndicalistes y négocient la fin des grèves juste avant que les officiers de dragons reçoivent des ordres pour écraser leurs compagnons de lutte.
Les enveloppes pour les informateurs, les fiches des personnalités à surveiller, les dossiers lourds, les opérations louches, les coups d’éclats, les coups tordus : on voit de tout Place Beauvau. Les fonctionnaires qui imposent à nos citoyens le droit chemin doivent parfois emprunter des routes sinueuses pour parvenir à leur fins. En conclusion, l’ennui, chez les collègues de l’Intérieur, n’existe pas.
Je n’étais pas, a priori, le bienvenu au Quai. Les diplomates avaient gardé des mauvais souvenirs de mes voyages à Vienne, Berlin ou Prague. Ces moments où je traitais directement avec les ambassadeurs de France auprès du Reich Jules Cambon ou de l’Empire Austro-Hongrois Philippe Crozier, ces rencontres répétées avec le ministre russe Izwolsky, avaient révulsé les chefs de bureaux et les rédacteurs disciplinés en mal de reconnaissance.
Ma proximité avec Maurice Paléologue, l’homme de confiance de Poincaré, l’affection que Clemenceau me porte, mes manières parfois brusques et mon franc-parler, me mettent légèrement à l’écart dans cette nouvelle administration. Peu importe : je continue à travailler sur les dossiers de l’Intérieur dont je suis devenu spécialiste et qui me permettent de garder des contacts quotidien avec ma chère Place Beauvau. Je me frotte aussi avec passion aux urgences diplomatiques, de plus en plus graves, nombreuses et prenantes. Nous formons sur ce sujet un trio complice, Raymond Poincaré, Maurice et moi. Un trio prêt à se battre dans le grand tourbillon des événements qui, je le sens, nous préparent à un monde aussi nouveau, fascinant que potentiellement dangereux.
Ahhhhh !
Que ce fut long ! Un siècle a moins il me semble !!!
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