« L’Instruction publique nous coûte beaucoup trop cher. Les lois Ferry de 1880 à 1886 qui organisent l’école obligatoire et gratuite pour tous les enfants jusqu’à 13 ans ont conduit à une multiplication des établissements jusque dans les bourgs les plus reculés. Pour les adolescents, il est aussi envisagé dans les projets de la Ligue pour l’Enseignement Post-Scolaire Obligatoire (Lepso), une généralisation des cours du soir. En attendant, la République a construit à grands frais les lycées Voltaire, Carnot, Janson de Sailly et Buffon, sans parler du lycée Lakanal à Sceaux et des lycées de jeunes filles qui sortent de terre comme des champignons. On parle d’augmentation du traitement des instituteurs, en parallèle avec une probable diminution du nombre des élèves par classe ! Où va-t-on ? »
Ferdinand Buisson, un valeureux député qui milite pour la « coûteuse » extension de l’enseignement obligatoire à tous les adolescents.
Le chef de bureau de la direction générale de la comptabilité, forteresse du ministère des finances, chargée de serrer les vis budgétaires, ne décolère pas. Il inonde mon bureau de documents et de chiffrages montrant que l’éducation des jeunes Français va coûter de plus en plus cher. « Vous vous rendez compte que si nous continuons comme cela, la France dépensera, un jour, plus pour ses écoles que pour son armée ? » Constatant que cette perspective ne semble pas m’effrayer outre mesure, il poursuit : « Et pourtant, il existe un moyen pour maîtriser les coûts dans ce secteur. »
Je dresse l’oreille : le ministère des finances aurait une idée nouvelle, originale ? Il ne se contenterait pas de pester contre celles des autres ? Je regarde silencieusement et attentivement le jeune et lumineux chef de bureau qui me fait face. Un peu raide dans son costume, bien peigné, le visage encore poupin, il a tous les diplômes en poche : Droit et École Libre de Science politique, poursuivis par la réussite au très difficile concours de l’Inspection des finances, avant d’être recruté directement par le ministre dans le bureau supervisant les négociations budgétaires avec les ministères dits « dépensiers ».
« Monsieur le conseiller, il faut lire le manuscrit que Jules Verne n’a jamais réussi à publier sur Paris au XX ème siècle. Il y propose de mettre en place une grande Société Générale de Crédit Instructionnel. Elle regrouperait tous les moyens éducatifs dont la France a besoin sur un seul lieu, à Paris, à la place du Champ-de-Mars. Plus 150 000 étudiants pourraient suivre des cours de haut niveau en physique, mathématique, mécanique, commerce, industrie pratique ou finances. Les lettres, le latin et le grec qui servent à peu de choses pour la prospérité de notre économie et la vitalité de nos industries, seraient abandonnés. La Société Générale serait dirigée par des banquiers, des industriels, des militaires et des parlementaires. Aussi, les enseignants pourraient se concentrer sur la transmission du savoir et ne prendraient pas part à une direction à laquelle ils n’entendent rien.
Le Champ de Mars dans les années 1900
Un inspecteur du gouvernement s’assurerait que cette société d’enseignement – entièrement financée par l’apport de fonds privés – satisfait bien l’intérêt général et forme les cadres dont le pays a besoin. Il n’y aurait plus la dispersion et la multiplication des moyens dont souffre l’actuel ministère de l’Instruction publique. »
Je demande à notre brillant chef de bureau de m’indiquer quand le projet pourrait aboutir. Il me répond, confiant et soudain décontracté : « Jules Verne prévoyait l’arrivée des premiers élèves dans cette Tour de Babel du Savoir vers 1930. Si nous poussons les grands patrons dès à présent sur ce projet, nous pourrions envisager le lancement dans quatre ou cinq ans, dès 1915. A cette date, de grandes économies pour le budget de l’État commenceraient, en même temps qu’une prise en charge plus rationnelle de nos jeunes. »
Je regarde le fonctionnaire comme un jeune fou. Il représente pour moi la génération « Caillaux », le ministre inspecteur des finances, qui a recruté ainsi quelques « têtes bien faites » comme il disait, « chargées de moderniser l’Administration française ».
Une chose me rassure : le vieux personnel politique radical, blanchi sous le harnais, respectueux des traditions d’une école républicaine qui a fait ses preuves, n’a aucune chance de prêter une oreille attentive aux discours de cet apprenti sorcier administratif. Une inquiétude plane pourtant : j’imagine qu’un jour, notre haute administration pourrait compter des chefs de bureau comme celui-là en nombre suffisant pour que notre Instruction publique en soit bouleversée.
Le Champ de Mars pendant l’Exposition Universelle de 1900