23 novembre 1909 : Glissades ridicules d’un grand bourgeois

La chute est violente mais chacun éclate de rire. L’homme essaie d’attraper son chapeau : il tombe dessus lamentablement. Personne ne lui porte secours, aucune main prévenante ne le sauve de cette situation embarrassante. Les pieds en l’air, le costume et les gants déchirés, le monocle perdu, un trou au plus mauvais endroit du pantalon, le dandy n’est plus que l’ombre de lui-même. Il tente à nouveau de se redresser, fait quelques pas en écartant les bras, les yeux révulsés de terreur. Autour de lui, on glousse, on siffle et se tape la cuisse. Va-t-il enfin parvenir à patiner ? Le beau Max Linder qui est arrivé en habit jusque sur la glace de cette patinoire extérieure, l’élégant bourgeois, l’homme du monde raffiné, provoque l’hilarité générale.

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L’acteur Max Linder aime jouer le dandy ridicule

Le film est bon, le public qui assiste à la projection a autant d’enthousiasme que celui qui s’était massé autour des techniciens pendant le tournage. Louis Gasnier, le metteur en scène, regarde son œuvre pour la dixième fois depuis sa sortie fin 1908. L’acteur principal est devenu une vedette. Ce n’est plus le Gabriel Leuvielle (quel nom!) des débuts. Il a emprunté au comédien Max Dearly, son prénom et à la célèbre Suzanne Lender, son nom, en le déformant joliment. Max Linder ! Un patronyme international, prêt pour la conquête des salles des capitales d’Europe !

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Les studios Pathé se frottent les mains d’avoir ainsi remplacé leur comique André Deed parti pour l’Italie. « La première sortie d’un collégien », « La vie de Polichinelle » bientôt « Le petit jeune homme » : la foule afflue pour partager des moments de franche gaieté. Le contraste entre le Max Linder tiré à quatre épingles, au port de tête et au regard hautains, dans ses grands appartements et servi par des domestiques stylés d’une part et ses aventures ridicules d’autre part est saisissant. Le grand bourgeois rabaissé fait rire, l’élégant dandy se prend les pieds dans des scénettes qui tournent en dérision les gens « de la haute ».

Au fond de la salle obscure, un homme regarde en silence. Sa petite taille, ses traits fins le rapprochent de Max Linder . Il a, comme lui, l’envie de percer, de briller de mille feux. Il cherche un modèle. Il apprécie que Linder ait déplacé l’humour du cinématographe vers autre chose que les tartes à la crème et les poils à gratter. Le public suit maintenant une vraie histoire, le héros campe un personnage complexe et entraîne son monde vers des émotions variées.

Mais pourquoi ne pas utiliser le gros plan sur les visages ou mettre des planches sous-titres qui permettraient de mieux expliquer des scènes plus subtiles ? Pourquoi ne pas créer un personnage plus proche des gens, évoluant dans un monde moins ouaté que celui de Linder ?

L’homme plisse le front, réfléchit. Lui aussi fera du cinéma un jour. Les représentations aux Folies Bergères ou à la Cigale dans la troupe de Fred Karno lui permettent de (bien) manger mais sont répétitives, sans grande imagination et finalement frustrantes.

« Je serai le Max Linder anglais ! » répète à voix basse notre comédien inconnu en serrant les poings.

A tout hasard, il laisse sa carte à l’hôtesse de la maison Pathé qui la range distraitement dans sa poche, après avoir jeté un bref regard sur le nom écrit en minces lettres noires, d’une élégante police « Garamond » : « Charles Chaplin ».

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