10 novembre 1909 : L’argot des ministres

  Le ministre des finances semble furieux. Le mot qu’il vient d’écrire à Briand pour se plaindre de la réunion que j’ai animée hier, tient en cinq lignes sèchement rédigées :

«  Monsieur le président du Conseil et cher collègue,

Mes collaborateurs qui se sont rendus hier à une réunion d’arbitrage budgétaire animé par votre représentant, ont eu la surprise d’être mis en cause en des termes peu habituels dans le monde administratif. On me rapporte qu’ils ont été affublés du sobriquet « chameaucrates », vocable relevant plus de la presse d’extrême gauche que des usages des ministères. »

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Georges Cochery est notre ministre des finances.

La réponse d’Aristide Briand ne se fait pas attendre !

« Monsieur le ministre, mon cher Cochery,

Mon collaborateur m’a bien rendu compte de la rencontre avec vos services, hier, place Beauvau. Effectivement, celui-ci, très agacé par l’attitude d’opposition systématique de M. Privat-Deschanel, directeur général de la comptabilité et de son adjoint, a repris un terme argotique fréquemment utilisé dans le « Père Peinard » d’Emile Pouget.

Je suis au regret de vous informer que je me refuse à désavouer mon conseiller. En effet, le programme social de notre gouvernement doit rester ambitieux. Tout retard dans la prise de décision est préjudiciable à notre action et trompe les attentes légitimes de nos concitoyens. Après la loi garantissant aux femmes en couches leur emploi, il conviendra de mettre en forme les textes relatifs aux conditions de versements des salaires aux ouvriers (monnaie avec cours légal et périodicité de quinze jours au minimum) : il n’est pas acceptable que certains employés des fabriques soient encore rémunérés avec des bons d’achats ou que d’autres doivent attendre le bon vouloir de leur patron pour recevoir leur maigre rémunération.

Les dispositions sur la mise en place de délégués du personnel dans les mines devront aussi faire l’objet de toute votre attention. Enfin, je compte particulièrement sur vous pour faciliter l’arrivée à bon port de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes : l’obstruction parlementaire probable ne devra pas se doubler d’une guérilla des collaborateurs de vos services.

Pour ce qui est du terme employé par mon conseiller, je ne peux que prendre avec le sourire cette référence à un journal que je lisais régulièrement, il y a un peu plus de dix ans, à l’époque où, vous le savez, je prônais moi-même la grève générale aux côtés de mon ami syndicaliste Pelloutier. D’autres mots fleuris me viennent à l’esprit parfois quand je lis, pour m’occuper pendant les longues séances à l’aquarium (ndlr : assemblée nationale) les notes -toujours restrictives – de vos services : vos argumentations savantasses (ndlr : savantes) cachent avec peine une vision du monde torcheculative (ndlr : ignoble) ignorante de la vie des déchards qui bouffent du caillou (ndlr : les miséreux).

Bref, à l’avenir, je vous prie d’épauler plus franchement mon collaborateur, de cesser de débargouliner (ndlr : médire) à son encontre et de ne plus vous offusquer pour les attitudes rigolboches (ndlr : amusantes) qu’il adopte parfois pour détendre l’atmosphère.

Bien à vous

A. Briand

Georges Cochery, piqué au vif, fait alors passer ce petit mot à Briand, en pleine séance à la Chambre :

« Votre mot est épastrouillant !» Le patron de la rue de Rivoli veut-il vraiment dire qu’il l’a trouvé hilarant ?

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Illustration du fameux journal « Le Père Peinard » sur les « chameaucrates »

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