5 novembre 1909 : Proust joue une musique qui n’existe pas

  Les notes s’enchaînent comme dans un rêve. L’imagination suit les mains du pianiste et chaque phrase musicale donne naissance à une nouvelle sensation. Impression qui se percute avec une analyse des éléments de la mélodie, complexe, qui ne dévoile ses charmes, un à un, qu’au cours d’un effeuillage infini. Ah, cette sonate de Saint-Saëns ! Après l’avoir découverte dans les cahiers que Marcel Proust me demande de relire, j’ai tenté de la retrouver dans toute la discographie disponible, j’ai épluché les programmes des concerts récents, interrogé des amis. Recherche infructueuse, résultats frustrants. Quelques connaissances me citent la sonate n°1 pour violon et piano qui aurait pu inspirer mon ami écrivain mais rien n’est moins sûr. 

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Je retrouve ce dernier pour une partie de dominos dans un bouillon parisien. Ma question, directe, est à la hauteur de mon impatience :

«  Cette fameuse sonate que vous citez, cette petite phrase musicale qui symbolise l’amour entre Swann et Odette, où puis-je la retrouver ? Vous parlez de Saint-Saëns ? « 

Marcel réfléchit un instant et me glisse :

«  Cela pourrait être aussi des quatuors de Beethoven, une Ballade de Fauré… une architecture musicale que vous croyez connaître, elle vous emmène à chaque audition dans une direction nouvelle qui vous envoûte un peu plus chaque fois. Dans le trouble de votre esprit, vous ne savez ce qui provient de la remontée de souvenirs, d’un travail de mémoire car vous constatez que la musique elle-même vient ajouter des sensations jusque-là inconnues, nouvelles et émouvantes.

Je n’aurais pas dû citer dans mon texte le nom de Saint-Saëns. Trop facile, pauvre ou inexact. J’écris en fait sur une musique qui n’existe que dans mon roman, des notes que seuls mes lecteurs peuvent entendre s’ils se laissent emporter par mon texte. On rêve tous d’une musique merveilleuse et jamais entendue, d’un choc musical et esthétique qui fait presque basculer notre vie dans un avant et un après. C’est cette émotion que je souhaite faire partager, que je voulais décrire tout en préservant son côté insaisissable.« 

Je propose à mon ami de barrer le mot « Saint-Saëns » pour un autre nom de compositeur, imaginaire, qui laissera le lecteur sur sa faim et signifiera tout de suite que nous avons quitté le monde réel pour celui de la littérature. Swann, le héros, évolue dans un monde parallèle au nôtre, suffisamment proche pour que l’on puisse s’identifier à lui mais qui s’éloigne à chaque fois que l’on cesse de faire confiance à l’auteur pour tenter de trouver, dans la vie réelle, les vrais lieux, personnages ou références. Proust évoque un musique fruit d’une partition invisible, composée par un fantôme, mélange complexe de multiples compositeurs qui additionnent leur génie, pour former un être surnaturel capable de nous entraîner au-delà de toutes les sensations déjà connues. La magie de l’écriture de Proust dépasse tout ce que les doigts agiles d’un pianiste peuvent procurer, le texte raturé d’un cahier procure un plaisir, une joie, qu’aucune partition n’avait su créer chez nous.

Concentré sur ses dominos, depuis quelques instants, Proust m’attend :

«  C’est à vous de jouer… » me dit-il.

Le soir, rentré chez-moi, je reprends ma lecture des cahiers, en repensant à ces quelques mots qui m’invitent à un rôle actif, seul capable de faire vivre pleinement le futur roman de mon ami : « c’est à vous de jouer. »

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