Discussion avec Joseph Caillaux, ministre des Finances, qui attend d’être reçu par G. Clemenceau. Je lui lance en plaisantant :
» Vous êtes l’homme qui vaut quatre milliards ! »
Pensif et peu sensible à ma tentative de dérider l’atmosphère, il me répond :
– Les milliards de notre budget s’envolent effectivement. Sous la monarchie de Juillet, la France se contentait d’un milliard de francs pour faire face à ses dépenses publiques. Thiers qui voyait bien comment les choses allaient évoluer dans l’avenir avait dit : Saluez ce milliard car vous ne le reverrez plus !
Joseph Caillaux, ministre des Finances : son budget pèse 4 milliards de francs
Il ne croyait pas si bien dire. En 1869, à la veille de la guerre, nous étions déjà à deux milliards. Aux lendemains de nos désastres, nous franchissions la barre des trois milliards, notamment pour payer l’indemnité de guerre et permettre la libération de notre territoire.
Aujourd’hui, nous sommes effectivement à quatre milliards. C’est beaucoup.
Curieux, je lui demande comment il explique l’envolée de nos dépenses.
– Le budget des armées reste très gourmand. La marine et nos troupes à terre coûtaient après la guerre 350 millions, elles nécessitent aujourd’hui 1 milliard. C’est le prix à payer pour redevenir une puissance indépendante.
L’Instruction publique se contentait de 24 malheureux millions sous l’empire, 270 millions sont aujourd’hui nécessaires si on veut que chaque petit Français apprenne à lire, écrire et compter dans de bonnes écoles républicaines. Quant aux dépenses d’assistance et de solidarité, elles croissent pour couvrir des besoins sociaux tout à fait légitimes.
– Et la dette ?
– Nous nous efforçons de la maintenir à un niveau modéré mais elle pèse lourd elle aussi. En trente ans, son arrérage est passé de 600 à 1200 millions. Ce que nous avons dû payer aux Prussiens n’a rien arrangé et a durablement déséquilibré nos finances.
Heureusement, les Français forment un peuple d’épargnants, qui souscrit comme un seul homme aux emprunts publics, dans des bonnes conditions pour l’Etat.
Et puis pour trouver de nouvelles recettes et faire face à la hausse inexorable de nos dépenses, je ne désespère pas de faire passer un jour mon projet d’impôt sur le revenu.
De nouveau perdu dans ses pensées, il marmonne pour lui-même :
– Nous n’avons pas le choix. Soit on taxe les revenus, soit…. on crée un impôt sur les achats… on pourrait faire les deux.
Je le regarde avec un peu d’effroi. Voyant mon trouble, il me lance :
– N’ayez pas peur, je n’ai pas d’idées de nouveaux impôts. Simplement, la France ne peut pas vivre durablement au dessus de ses moyens.
Le ministère des Finances au Louvre, le pavillon Colbert