C’est une histoire que l’on raconte lors des réceptions en ville. Il paraît qu’elle est vraie, c’est cela qui terrifie les bourgeois.
Nous sommes dans un grand dîner chez un médecin renommé de la capitale. Les convives passent à table. La soupe est servie et, cuillérée après cuillérée, on découvre que son goût n’est pas fameux. Polis, les invités restent discrets. Quelques domestiques apportent alors le plat principal et disparaissent définitivement.
Le service s’interrompt ainsi pendant cinq minutes. La maîtresse de maison, après avoir adressé un sourire gêné à ses amis, se lève et va voir l’origine de ce désagrément.
Cinq autres minutes s’écoulent. Le maître de maison quitte lui aussi la pièce s’interrogeant sur ce que devient son épouse. Il ne reparaît pas non plus.
Un silence glacial s’installe. Les invités, inquiets, abandonnent la table en masse et partent à leur recherche dans le grand appartement. Arrivés enfin aux cuisines, ils découvrent leurs hôtes effondrés sur une chaise. Une pancarte est collée au mur sur laquelle on peut lire : » nous quittons votre sale boîte, nous vous emmerdons. Il y en avait dans la soupe. »
Deux domestiques, dans les années 1900
Anecdote intéressante. La montée des syndicats et des revendications ouvrières, le sentiment qu’un ordre social qui paraissait immuable se délite, ne laissent pas de tourmenter les franges les plus aisées de la population.
Tous les foyers petits bourgeois ont au moins une « bonne » voire, en plus, un valet de chambre. Dans les grandes maisons, le personnel domestique dépasse la dizaine. La France compte ainsi plus de deux millions de gens de maisons, gouvernantes, cuisinières, majordomes, maîtres d’hôtel, cochers ou palefreniers. Ils préparent les repas, organisent les réceptions, torchent les jeunes enfants, traquent la poussière, soignent les chevaux… en échange de quelques gages. Nourris, blanchis (par eux-mêmes) et logés, ils vivent dans chacun des foyers, serviles, discrets, efficaces. Ils accourent à la sonnette, disparaissent dès qu’ils semblent gêner. Une part d’entre eux reste toute une vie dans une même maison, au service d’une même famille. Choyés ici, victimes de caprices inadmissibles dans la demeure d’à côté, ils sont tous dépendants du bon vouloir de leurs employeurs et maîtres.
Et si un jour ils se lassaient de cette condition ? Et s’ils partaient sans crier gare, tous en même temps, en claquant la porte ?
Tremble, bourgeois.